mardi 2 août 2011

Une gare est le plus bel endroit pour des retrouvailles, parce que c'est normalement le lieu des séparations.


Sauf que ce matin-là, c'est un inconnu qui est venu me chercher à la descente de mon train. Et il ne m'a pas fallu plus d'une seconde pour le reconnaître. Je dois avouer que cela ne fut pas très difficile, nous étions quatre personnes à descendre et, sur le quai, une femme d'une soixantaine d'année et un homme quadragénaire accompagné d'un petit garçon attendaient.

Lure. 8H20. 12°. Vendredi 22 avril 2011. Jour férié en Alsace-Lorraine.

Je traduis :

Un trou paumé.

Je suis réveillée depuis 5H30 pour prendre mon train à 6H32.

Je gèle parce que je suis crevée et parce qu'il gèle.

Week-end prolongé pour moi : Vendredi Saint-Samedi-Dimanche-Lundi de Pâques.

Il est sympa ce gars. Il m'offre un large sourire, me prend dans les bras, m'embrasse sur les joues comme si nous nous connaissions depuis toujours. Il me demande si mon voyage s'est bien passé, si je ne suis pas trop fatiguée. Il me dit qu'il est content de me voir, de mettre un visage sur mon prénom. Il me présente son fils, un blondinet réservé de neuf ans.

Jusque là, on pourrait croire que je fais la connaissance d'un homme rencontré via un site de petites annonces ou internet. Tout concorde. Sauf que ce n'est pas lui que je viens voir, mais sa femme. Mais Internet y est effectivement pour quelque chose. Et je me sens dans le même état que lors d'un premier rendez-vous amoureux avec, justement, un inconnu familier (mais oui, le genre de personne avec qui on tchat, on dialogue au téléphone mais que l'on n'a jamais vu).

Nous montons dans la voiture, sortons rapidement de la ville, traversons une campagne verdoyante pleine de vaches, de moutons, de corbeaux... et de mouches (il faut bien que la queue des vaches leur serve à quelque chose). C'est joli même si je ne me verrai jamais y habiter. Il m'explique qu'il me dépose et part travailler. Nous nous reverrons dans l'après-midi. Le soleil commence à réchauffer ce camaïeu de verts, c'est calme, c'est odorant, cela semble hors du temps. Et je n'aurai aucune réaction de surprise si une carriole tirée par des chevaux ou des bœufs surgissait devant nous...

Au bout d'une quinzaine de minutes de trajet, mon chauffeur se gare devant une maison. Et là... Et à ce moment...

Chabadabada, chabadabada, hmmhmmhmmm, chabadabada, chabadabada...

ELLE sort. Elle. Mon double. Mon complément. Ma siamoise. Ma jumelle. La seule qui... Celle avec qui... Ma Meilleure Amie. Celle qui ne fut jamais remplacée dans mon cœur. Ma sœur de galère. Ma compagne de passage dans l'âge adulte. Celle avec qui les mots étaient inutiles, un regard suffisait à nous comprendre. Elle me sourit. Elle me tend les bras, m'embrasse. Je me sens un peu gauche, pas à l'aise dans mon corps, dans mes gestes. Je me sens gênée d'être gênée. Elle, elle n'a pas changé. C'est dingue ! Dix-sept ans que nous ne nous sommes pas vues et elle n'a pas changé ! A part la voix. Une voix que la cigarette a éraillé et à qui la Haute-Saône a dédié un accent à couper au couteau.

Si je ferme les yeux, mes oreilles ne la reconnaissent pas. Si je les rouvre, je me retrouve projetée dans les années 80. Le foyer de jeunes travailleurs où nous avons fait connaissance. Le premier appartement dans lequel nous avons habité. Les boites de nuit. Les garçons. Le frigo vide et les plats de pâtes à la sauce à base de concentré de tomate (beurk !), manque de fric oblige. Les conversations dans le même lit jusqu'à point d'heure. Les fou-rires. Les chagrins. Les colères. Les accolades. Les embrassades. Les moqueries. Les séchages de larmes. Les plans machiavéliques fomentés jusque très tard dans la nuit, parfois. Les échanges de fringues. Les séances de maquillage, de coiffage qui duraient des heures avant nos rendez-vous avec les copains.

En quelques secondes, je suis attirée à l'intérieur. Douze yeux m'observent. Ça, c'est impressionnant ! Le temps de me retourner dix-sept petites années de rien du tout et ma meilleure amie met cinq enfants au monde. Deux adolescentes et trois petits garçons blonds comme les blés. La sixième paire d'yeux appartient à la voisine qui n'a pas pu s'empêcher de venir voir « l'amie » (pour une fois qu'il se passe quelque chose dans ce patelin de trois cents âmes...). On me présente, on s'embrasse. Les enfants sont mignons et bien élevés. Mon amie m'épate : elle a, certes, légèrement vieilli (j'insiste sur le légèrement) mais elle n'a pas changé. Cinq grossesses ne l'ont pas rendu difforme, à peine plus ronde. Elle a toujours ce même sourire, cette blondeur, ce regard gris et doux aux paupières légèrement tombantes. Elle fume toujours, elle boit toujours autant de café et c'est devant un mug de ce breuvage toujours autant trop léger à mon goût que nous nous observons, en souriant, sans mot dire sous le regard dérouté de ses enfants. Je ne sais pas combien de temps cela dure. Une micro-seconde, quelques minutes ? Impossible à dire. Elle me dit que je n'ai pas vraiment changé.

Plus tard, dans la journée, elle m'avouera me trouver plus calme, plus posée mais toujours aussi vive dans mes réparties, avec le même humour. On se rappellera plein de choses. Elle rira beaucoup. Sa fille ainée sera étonnée de notre complicité. Il est vrai qu'en quelques minutes, cette dernière s'est réinstallée entre nous. On dira les mêmes phrases en même temps, comme avant. On pensera aux mêmes choses en même temps, comme avant. On se remémorera certains souvenirs en même temps.

Et c'est lorsque sa fille me demandera : « Comment était maman, quand elle était jeune ? » que je me rappellerai que dix-sept années se sont écoulées entre ce vendredi-là et la dernière fois que nous nous étions vues. Elle venait d'ailleurs de rencontrer le père de son ainée, était très amoureuse. Rien ne laissait présager qu'elle fuirait sa région natale, enceinte de quelques semaines, pour se protéger d'un homme devenu dangereux et violent. Rien ne laissait présager qu'elle vivrait des moments très durs, trop durs, seule avec son bébé. Rien ne laissait présager qu'elle referait sa vie avec un homme formidable qui l'épouserait au bout de six mois, lui ferait quatre enfants mais serait le papa des cinq. Rien ne laissait présager, d'ailleurs, qu'un jour nous nous reverrions...

7 commentaires:

  1. C'est, bien sûr, bien raconté. Ensuite, ça devient beau et ça finit émouvant. Nous étions là aussi, c'est sûr.
    Merci Béa pour ce partage.
    C'est génial ces retrouvailles Internet; j'avais aussi raconté des retrouvailles en son temps : http://ambitionpassion.canalblog.com/archives/2009/05/13/13677531.html

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  2. Sais-tu, Claudio, ce qui est le plus top ? C'est que j'ai l'impression que c'est "comme avant"... en mieux ! Et c'est un des privilèges de l'âge (comme quoi, il n'y a pas que des inconvénients à prendre de la bouteille). Je déguste ces moments avec délice.

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  3. Bravo Béa de t'être (re)lancée!
    C'est bon n'est-ce pas quand ca sort, car ça sort à gros bouillon sans que l'on ait besoin de faire des effort!
    retrouver les gens que l'on a tant aimé des années après et toujours un moment très émouvant et plein de craintes, de questionnement... J'en sais quelques chose!
    Parfois la magie est encore là, parfois, elle s'est dissipée avec le temps, une monde s'est créé au fil de ces années qu'i n'est pas évident d'appréhender alors on essaye un peu de faire comme si toutes ces années n'avaient rien fait, mais un jour une des personnes lâche. On ne s'en veut pas, on ne lui en veut pas, c'est la vie qui veut ça, même si on ne comprend jamais trop pourquoi à 12 ans ça collait, à 35 passés.....
    Mais ça, c'est quand il s'agit d'amis..
    Quand il s'agit d'amour, c'est une toute autre histoire...
    Merci Béa d'avoir partagé ce joli moment que l'on sent tellement émouvant pour toi.
    Comme tu dis, elle a légèrement viellit, mais non, elle a tout simplement mûri sans doute. la même en mieux....
    Belle journée!

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  4. Ce qui est drôle, c'est qu'en ce qui me concerne lorsqu'il s'agit "d'émotions pures", cela ne sort pas à gros bouillons, justement. Il me faut à chaque fois trois ou quatre mois pour pouvoir exprimer très exactement ce qu'il s'est passé à ce moment-là en moi.
    Je me souviens d'ailleurs d'une très jolie rencontre à Nice qui a eu lieu au début du mois de juillet 2007 et dont la narration a été (ac)couchée mi-janvier 2008. J'ai une façon très égoïste de garder pour moi le plus longtemps possible les moments intenses que je traverse et qui me touchent.
    Mis à part cela, tu as raison, elle a mûri plus que vieilli. Le terme est bien choisi... et surtout plus élégant ! ;-)

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  5. Tiens tiens, le dernier com de Béa m'interpelle et me ramène à ces lignes écrites en début de semaine et qui ne sont pour le moment qu'un brouillon d'une note pour Terra Philia...
    Je vous rassure, je n'attendrais pas des mois pour le publier. Allez je vous donne déjà le titre: "Paradoxe d'un non-partage".

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  6. Le titre, LP, est déjà très joli et s'avère une agréable mise en bouche, vivement la suite !
    En farfouillant sur Internet, suite à ton commentaire, je suis tombée sur la "psychothérapie biodynamique" :
    [Vivre ses émotions comme un témoin émerveillé qui se régale des aventures qui lui arrivent mais ne s’y identifie pas, et savoir les « digérer », nous permet de choisir nos couleurs émotionnelles et de nous en nourrir comme on cultive un jardin plein de couleurs. On savoure ainsi la vie.]
    Je suis vraiment toujours très surprise de constater comment d'un point A (en l'occurence ici un texte "gentillet" sur les retrouvailles de 2 amies) on arrive à un point B (je viens de me lire une dizaine de pages sur la vie de Gerda Boyesen).
    Bisous Louis-Paul et bon w.e.

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  7. Nous avons mûris Béa mais nos conversations qui reprennent ici ont toujours la même saveur de ces délicieux petits dèj et des belles rencontres.
    PS: J'ai vécu ton histoire de retrouvailles l'été passé avec un ami du temps de mes 20 ans et j'ai lu ton billet avec beaucoup d'émotions.

    Bises, belle fin de semaine.

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