vendredi 25 mars 2011

La fille aux bas-crayon

Elle pouvait pas attendre le bus ailleurs celle-là ? La voilà à me narguer sans me faire face. Je sens bien qu'elle prend plaisir à me montrer ses jambes de dos. Je vois bien qu'elle se moque de mes quatre-vingt-dix berges. Oh, elle n'a rien inventé avec ses coutures pour flatter ses gambettes. J'ai eu les mêmes moi aussi. Mais bien moins cher, ma p'tite. Un coup de crayon de haut en bas et l'effet était le même, le plaisir du stratagème en plus.

Aujourd'hui, ses jambes à elle sont plus proches de mes béquilles que de mes boursouflures et vergetures. "Le temps efface tout" me disait ma mère. Tu parles ! Des belles conneries tout ça, oui. Mais, j'ai encore ma tête et c'est pas une pimbèche à l'imper court qui va m'impressionner.

N'empêche, elle me fout en rogne à réveiller le passé.


C'était la Marcelle qui me dessinait les traits au crayon épais. Elle était douée. Toujours droit et sans jamais me chatouiller. Du coup, c'est moi qui récoltais les fruits de son talent. Mais c'est du malheur qu'elle me dessinait.

Klaus craqua vite sur les faux-bas jamais filés. Et la Marguerite ne se fit pas prier pour se laisser effeuiller. Aujourd'hui, je ne suis qu'une vieille tige fanée qui attend le bus pour l'hôpital, mais, à l'époque, j'en ai fait tourner des képis et celui de Klaus était le plus raffiné de tous. Foutue vie ! Et si j'attendais plutôt le bus du cimetière ? Aller simple et plus de souvenirs à vous rebouffer les intestins du cerveau.

Ces bas-crayon m'ont fait plus de mal que de bien. Madame Klaus et le débarquement des alliés eurent raison de mes plaisirs furtifs et coupables. Je me retrouvai un matin ensoleillé, Place des Victoires sur une chaise de paille, honteuse, vaincue, et rasée. La foule criait de joie au sacrifice. Les moutons se vengeaient, c'était leur tour de tondre. Quelques crachats plus tard, je tombai au sol, prise d'un dégoût des humains, définitif.

Je sus le lendemain, que j'étais grosse d'une petite batârde que j'élevai sans aimer. Jamais. Elle partit le jour de ses 21 ans vers un ailleurs et elle eut bien raison. J'étais horrible.


Alors c'est pas cette garce à talons hauts qui va m'amadouer, je suis une teigne et je le resterai. Ca se trouve, c'est ma petite fille cette grue. Ferait mieux de s'habiller autrement si elle veut pas qu'un beau salopard lui foute sa vie en l'air en pas plus de temps que celui d'une galipette.

Fait chier la vie ! Ah si j'avais pu gommer le coup de crayon de la Marcelle ! Mais, impossible, c'est la mort qui efface tout, j'vous l'dis moi. Y'a qu'à attendre ; ça vient pas toujours vite, mais ça viendra. Pendant ce temps-là, faudra se farcir des laboureuses de poisse qui attendent le bus en vous tournant le dos. Un petit coup de volant vers le trottoir, ce serait beaucoup vous demander, Monsieur le chauffeur ?


(Photo d'illustration : Louis-Paul Fallot)

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