samedi 10 décembre 2011

Au bord de la rivière (4)


Episode 1 là.
Episode 2 ici.
Episode 3 ici.

  Lorsque Audrey raconta à Sandra, quelques jours plus tard, elle n'avait toujours pas trouvé d'explications. Elle lui expliqua juste qu'elle s'était assise sur Eric. Et qu'alors, tout avait explosé dans sa tête. Tout. Elle ne s'était pas reconnue. Ils ne s'étaient pas parlés sur le chemin de retour. Il avait dû conduire vite pour qu'ils ne soient pas trop en retard. Le temps s'était arrêté et Eric n'était pas certain qu'il se soit arrêté de la même façon. Il savait qu'Audrey avait perdu son mari quelques années plus tôt. Elle lui avait dit qu'elle ne fréquentait aucun homme en ce moment, et avait sourit en disant que si ça se trouve, elle ne connaissait même plus le mode d'emploi.
Et puis là, aujourd'hui, la voilà qui lui tend sa poitrine, et qui dans un état second va chercher son plaisir, plantée sur lui, comme aspiré par lui, à moins qu'elle n'ait trouvé autre chose, une fureur, un ailleurs.  L'instant avait pris une sacrée dimension. Alentour, la vie continuait sur son tempo. Voitures dans les rues, piétons qui attendent le bus, maisons, trottoirs. Et eux, spationautes, dans une voiture où subsistait de la buée sur la vitre arrière.
Il roulait vite sans s'en rendre compte. Leurs doigts se frôlaient et il s'amusa à changer plus que de raison de vitesses.

xxx
Daniel ne parla plus de cela. Il continua son chemin. Il avait dit qu’il avait juste une maladie en plus. Que ça n’allait pas l’empêcher de continuer son travail, d’aller à la pêche, de regarder des films. Il était comme ça. Un enfant buté. Il laissa la maladie l’envahir. Audrey l’entendait quelques fois, dans la nuit, plié en deux dans les toilettes ou pleurant dans le garage. Il lui avait laissé un mot sur la table de la cuisine. C’était deux jours après l’annonce. « Je te demande de ne jamais me regarder comme un malade. Je ne veux pas de pitié. J’accepte ce cancer parce que c’est ce que j’ai à vivre. Je ne veux pas de traitement. Je ne veux pas me faire croire que je peux en guérir ».
Suivaient des précisions quant à la fin de son parcours. Ainsi que des volontés, mes dernières, il avait écrit. Il organisait son enterrement. Faisait part de ses choix. Audrey lisait, se faisant la remarque qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans tout ce qui se passait. D’extraordinaire au sens de pas ordinaire. Elle aussi acceptait l’irrationnel de tout cela.
Pas une seule seconde elle n’avait été tentée de pleurer, de s’enrager, de se rouler à ses pieds. Pas une seule seconde elle n’avait envisagé de se renseigner, d’infléchir sa position, d’aller remuer ciel et terre. Sans doute parce qu’ils étaient assez remués comme ça, le ciel et la terre. Sans doute parce qu’ils avaient choisi leur camp à plus pou moins brève échéance, Daniel et elle. Ciel pour lui. Terre pour elle. Quoi que non. Terre pour lui. Elle, elle ne savait pas.
Dans ses revendications, il revenait sur l’idée de faire don de son corps à la médecine lui qui avait pourtant tant milité pour le don d’organes. Il considérait que le cancer était la preuve que son corps n’était pas bon et l’enveloppe contenait sa carte de donneur avait été méticuleusement déchirée, un peu comme une rage contenue, organisée.
Il avait également changé d'idée et abandonnait son désir d’être incinéré. Il voulait retrouver ses racines et ne voulait plus partir en fumée. Je veux continuer d’être utile, il avait écrit, poursuivant en cela ce qu’il appelait son destin. Il avait aussi noté les musiques qu’il voulait pour les obsèques et les textes qui devaient être lus. Il voulait Ces gens-là, de Brel, repris par Noir Désir. Les dingues et les paumés, de Thiéfaine. Pour que les gens s’en prennent un peu dans la gueule, il avait précisé. Et aussi Humble Stance, de Saga et No Quarter, de Led Zepelin, la version au Maroc.
Pour les textes, il avait choisi la porte, de Saint-Augustin, un passage de Orange Bleue, d’un roman de Van Cauwelaert et une recette de cuisine, dénichée dans Slow Food, un morceau de Aston Villa. C’est tout moi, il avait conclu. N’y revenons pas. Passons.
C’était passé.
Il était mort un 13 octobre. Une journée dont on ne pense rien et dont on a peu de chances de se souvenir. Ni froid ni chaud. Ni bleu ni gris. Encore des feuilles aux arbres et déjà des feuilles mortes. De l’herbe verte, presque vigoureuse, mais plus tellement. De ces jours sans nom, finalement.
Cela n'avait aucune importance qu'on soit lundi ou mercredi ou vendredi. C'était d'ailleurs sûrement un jeudi. Audrey avait à peine vu la maladie le décharner ; elle eut le choc dans la chambre funéraire. Comme si les six mois précédents n'avaient pas existé et sans doute que c'était un peu le cas.
Ce fut comme une décharge, pour elle. Elle pensait s'être habituée, oubliant qu'il est des choses auxquelles on ne s'habitue jamais.
Elle pensa soudain à ses six mois, ces six mois-là, se demandant ce qu'ils en avaient fait. Daniel était allé vers sa mort certaine. Mais elle, qu'avait-elle fait d'autre que l'accompagner ? Sandra était venue et la retint, alors que chancelante, sans jambes, souffle court, elle menaçait de tomber sur le cercueil.
Le visage de Daniel apportait une étrange lueur dans la salle glabre. L’enterrement avait eu lieu et fut scrupuleux. Audrey fut surprise de voir autant de monde. Et nota que chacun était reparti silencieusement. Daniel avait écrit un dernier texte avant de partir, il expliquait sa démarche ; il ne cherchait aucune excuses.
Des années s'étaient écoulées avant qu'elle ne rencontrer Eric. Puisse le rencontrer. Elle venait de changer de travail.
Un 13 du mois  aussi, se fit-elle la remarque.

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