dimanche 4 décembre 2011

Fragrances (3)

Le début de l'histoire est là.
Le second épisode est ici.



Personne ne la ramenait. Il n’était juste pas question que nous allions sur ce terrain-là avec elle. Chacun gardait pour lui ses mille et une morsures, (r)avalant ses craintes, planquant ses mots, de peur que ça ne dégénère encore plus, d’envie aussi de ne pas en rajouter.
Nous ne tenions plus qu’à un fil, les uns et les autres, et déjà que Daniel avait lâché prise, que Manu n’en était pas loin, je ne me sentais pas à endosser le rôle de l'enclume. Caroline avait le regard comme enseveli et nous avions décidé, une bonne fois pour toute, de faire couverture chauffante dans cette vie polaire, nous pensions plus à l’aimer qu’à la trancher en deux quoi qu’il nous en coûta.
Elle était assise à quelques mètres de Melissa et moi, sur le même trottoir, ses mains faisant sablier, une poussière noire filant entre des doigts qui semblaient ne plus rien pouvoir retenir.

La voyant, je me disais qu’en fait, toute sa vie pouvait très bien se dessiner ainsi. Je fis photo dans ma tête. Cette distance entre elle et sa fille et le reste du monde, sur le même côté de la route cependant, une poussière qu’on dirait de la cendre qui filait inexorablement.
Caro avait toujours beaucoup observé, mettant de l'air entre elle et la vie, tenant à ce souffle comme à la prunelle de ses yeux. Nous ne savions pas si c'était oxygène ou ozone, liberté ou cellule. Depuis toute petite elle avançait comme ça dans la vie, à la manière d'un crabe finalement. Ce n’était pas de la prudence, c'était plutôt un arrangement avec la peur. Il nous arrivait d'en parler et d'en rire. Nous avions appelé cela le syndrome du hamster. Petite, elle en avait un à la maison qu'elle adorait et un soir, en rentrant de l'école dans la maison vide, elle l’avait retrouvé sur le dos, le ventre gonflé, mort, sans aucune somation.
Elle ne s’en était jamais vraiment remise. Elle avait compris quelque chose ce jour-là, la fragilité, l'avant l'après, et elle n’avait jamais dévié. Elle demandait qu'on la prenne comme elle était. Sa vie en découla.
Son visage légèrement penché, elle semblait observer ce type assis à côté de sa fille, ou sa fille proche de ce type, comme reliés par un fil invisible, complices trouvait-elle peut-être, liés à un point qu’ils ne pouvaient envisager.
Je n'étais pas ici depuis bien longtemps. Je venais juste de revenir, en fait. Mais il en va de certains moments de la vie comme d'une paire de chaussures. Il arrive qu'en quelques occasions, ça tombe pile poil, c'est comme si on s'était toujours connu. J'avais l'impression d'être là depuis toujours. Ce n'était pas tout à fait faux. Je sentais son souffle peser sur nous et s’envoler en même temps, partir à toute vitesse dans des cimes inconnues, des méandres glacés, puis revenir glaner quelques rayons de chaleur, quelques effluves dorées, à moins que ce ne soit l'inverse. Sous ses cheveux, ça devait ressembler à un torrent qui dévalait, avec des rochers énormes et des blocs de granit vertigineux, le soleil et la banquise mêlés. Je sentais que par moments, elle se détendait. Un tout petit peu. Qu'elle se réchauffait, si ce mot pouvait convenir et évidemment qu’il ne convenait pas. Je m'en satisfaisais.
Où en était-elle dans sa vie maintenant ? De quel côté des ravins elle se situait ? Quel était son réservoir d’énergie, était-il renouvelable à l’infini ? Quelles envies il lui restait au juste ? Personne ne le savait. Son puzzle intérieur me tenait pour une bonne part entre ses pinces. Car cette fois, c’était mon tour. J’étais en partie revenu pour ça.
Le monde avait vacillé un matin d’octobre. Un dimanche. Comment aimer les dimanches ? Un dimanche de grisaille qui avait fermé son rideau tôt le matin lorsque la nouvelle était tombée. Tombée étant le mot juste. Caroline était chez elle quand le téléphone ne sonna pas. Deux gendarmes étaient devant la porte. Ils avaient des mines plissées. Une main sur la clanche, une autre prête à se mettre devant sa bouche, Caroline avait senti ses jambes devenir flanelle. Elle pensa à Marie. Ils lui parlèrent de Daniel. La nuit avait fini par tomber sur leur vie, et à vrai dire, ça leur pendait au nez.
C’est comme si un à un, les lampadaires avaient fini par s’éteindre et si ce n’était pas le dernier qui avait lâché avec la disparation de Daniel, on ne devait pas en être loin quand même. Des chemins conduisent ainsi vers des gravats pendant que des pans de falaises s’effondrent dans notre dos. On fait juste mine de ne rien voir, de ne rien entendre, on hâte le pas.

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