samedi 3 décembre 2011

Midi à quatorze heures

Photo Louis-Paul Fallot

Gamin, on me disait souvent d'arrêter de chercher midi à quatorze heures. Je n'ai eu de cesse, je crois, de continuer. J'ai cherché, cherché, cherché ce midi à quatorze heures et aujourd'hui, je me sens à l'heure. J'esquisse même un sourire. De ces sourires dont je ne sais jamais si c'est le corps qui s'amuse ou si c'est la grimace qui s'installe. Si c'est l'air qui sort ou l'acide qui rentre. De ces sourires dont on se demande s'ils remontent ou s'ils amorcent une descente.
En vérité, sûrement que ce n'est ni l'un ni l'autre.
Je suis juste suspendu. Comme en apesanteur. Comme face à une fenêtre dont la poignée serait rouillée et en parfait état de marche.
Face à un carreau brisé dont les lames pointeraient vers un endroit qu'on imaginerait déserté et qui serait passé, disant comme par défaut que l'avenir, c'est là-bas, en face, vers cet espace sombre où clignote si l'on regarde bien un petit trait de lumière.
Midi à quatorze heures, comme ce jour où pour la première fois de ma vie et de sa mort, je me suis retrouvé face à un défunt.
Un homme, allongé, mains jointes posées sur son coeur éteint, enfin, que j'imaginais éteint alors que je sortais juste de l'adolescence, alors que la mort ressemble à rien dans ces années-là, ne vaut guère plus qu'un interrupteur qui s'était refermé sur cet homme-là.
Je me souviens très précisément de la scène.
Je revois cette pièce sombre, ces rideaux tirés, le silence épais comme un désert la nuit, cette pièce sombrement habitée par cet homme. Je me revois être près de lui, ne le connaissant pas plus que cela, m'apprêtant à ne jamais le connaître. Guettant je ne sais quoi.
J'étais là et je me disais que ce devait être ça, midi à quatorze heures.Le temps s'était arrêté pendant que les minutes continuaient de tourner et de tourner encore. Il y avait quelque chose de fascinant. Cet homme était là. Et n'était plus là. Il était parti et sa présence était immense.
Je lui enjoignais le pas, si je puis dire. J'étais là, moi aussi, mais je n'étais pas là, moi non plus. Parti dans cet interstice invisible du temps qui s'écoule hors le sablier, ce trou d'air entre les vitres.
Je m'y suis installé, n'y trouvant ni paix ni guerre, ni rires ni larmes, ni peurs ni vaillance.
Je m'y suis installé comme un ordre me serait tombé dessus, me disant de ne bouger pas, de ne bouger plus. D'arrêter de chercher midi à quatorze heures. D'arrêter parce que j'avais trouvé. Mais je ne le savais pas, alors. Que j'avais trouvé. J'ai continué à chercher. J'ai éviter de trouver. C'est le meilleur moyen, souvent, de se perdre. D'arpenter d'autres ordres. Se noyer. S'ébrouer.
J'épousai alors l'expression no man's land, comprenant pour la première fois qu'il était des pays invisibles et des espaces immenses que l'on peut habiter et qui n'appartenaient qu'à nous, qu'on pourrait tenir entre ses mains sans que personne ne s'en aperçoive. De ces endroits dont on peut partir comme on peut s'y enfermer. S'y trouver comme s'y perdre.
Nez à nez avec sa fenêtre amochée et pourtant source de lumière. Avec cette étrange certitude que le carreau brisé et la poignée rouillées sont les fidèles témoins non de notre quête mais de notre chemin. De notre humanité. Un genou à terre.

Musique inspirante

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