Déniché sur le site du Monde, en date du 24 décembre.
Thérèse Delpech est politologue et philosophe. Elle explique : "Le philosophe polonais Leszek Kolakowski, à la fin des années 1950, a parlé de Noël avec tant d'humour et de profondeur que je ne résiste pas à présenter une version abrégée de son récit".
L'astrologue en chef d'Hérode se rend un 25 décembre chez son maître pour lui annoncer la naissance, sous le signe de Saturne, d'un enfant dont le destin était de devenir roi des Juifs. Il ajoute, sans en tirer la moindre conclusion, que le pouvoir d'Hérode est menacé par cet événement. Le roi, plutôt sceptique compte tenu des personnages modestes auxquels Saturne offre généralement sa protection (c'est le signe des artisans et des petits commerçants), demande tout de même, par mesure de prudence, où cet enfant est né, avant de congédier l'astrologue et de réunir son conseil.
Les quatre plus grands dignitaires du royaume, qui représentent chacun une perspective philosophique bien distincte, siègent dans cette haute instance. Hérode leur annonce que, dans l'impossibilité de déterminer de quel enfant il s'agit exactement, les astres étant muets sur ce sujet, il a décidé de massacrer tous les nouveau-nés de la ville de Bethléem. Ce sur quoi les quatre conseillers sont invités à s'exprimer tour à tour.
Le premier est un stoïcien. Il souligne que le destin ne peut être modifié, et qu'il vaut donc mieux laisser tous ces bébés tranquilles en abandonnant l'affaire à la divinité. En effet, si elle a décidé la naissance d'un nouveau roi des Juifs, la chose pouvait être regrettable, mais rien ne saurait altérer le cours des choses. Autant faire, comme on dit, contre mauvaise fortune bon coeur.
Le deuxième, un épicurien, réfute l'inéluctabilité du destin, et soutient que le crime collectif pourrait peut-être avoir l'effet souhaité : éliminer un concurrent. Mais il accepte la conclusion de son confrère, au motif qu'il est immoral de livrer combat à de faibles créatures qui ne disposent d'aucun moyen de défense.
Le troisième, un moraliste religieux, nie également la prédestination, il accepte aussi l'idée que le crime pourrait sauver le pouvoir royal, mais il souligne que l'assassinat n'est pas rentable à long terme, en raison de la justice divine, qui n'est en général pas favorable à l'extermination des nouveau-nés. Hérode donc, en massacrant des innocents, s'exposerait après sa mort à un châtiment auprès duquel la perte du pouvoir serait une vulgaire broutille.
L'affaire, à ce stade de l'histoire, ne tourne décidément pas à l'avantage des plans d'Hérode. Reste cependant le quatrième conseiller, un politicien (ou, si l'on préfère, un sophiste), qui raisonne de tout autre façon que ses prédécesseurs. Hérode sait d'expérience qu'il peut compter sur lui. Prétendre, dit-il, que les nouveau-nés sont incapables de se défendre est absurde, car tout ennemi tué est très exactement dans cette situation : en effet, s'il avait été capable de se défendre, il n'aurait pas été tué. Il n'y a donc aucune différence entre des enfants, si jeunes soient-ils, et des cohortes de légionnaires bardés d'acier. En outre, dans le combat pour le pouvoir, tout est permis. Enfin, pour faire bonne mesure, le politicien rappelle que le principe de la responsabilité collective est celui-là même du péché originel : Adam et Eve ne sont-ils pas en effet à eux seuls responsables d'innombrables malheurs pour d'innombrables générations ? Quelle différence présente l'histoire du monde avec l'assassinat collectif annoncé par Hérode ?
Le roi, satisfait, clôt le conseil, déclare tous ses conseillers favorables au massacre, et va mettre son plan à exécution. La suite est connue : les nouveau-nés sont passés au fil de l'épée tandis que le petit enfant visé prend la route de l'Egypte sur un âne.
L'épilogue, en revanche, est beaucoup moins souvent raconté, alors qu'il contient la morale de toute l'histoire. Il a lieu plusieurs dizaines d'années plus tard, dans les flammes de l'enfer, où Hérode retrouve ses quatre conseillers accompagnés de l'astrologue. Chacun portait sur la poitrine, selon la coutume infernale la mieux établie, un écriteau indiquant le crime commis.
Pour Hérode et le politicien, l'affaire était simple : ils étaient tous deux condamnés pour infanticide. Le stoïcien était condamné pour avoir professé la doctrine hérétique du fatalisme et propagé un défaitisme qui affaiblissait la lutte qu'il convenait de conduire sur Terre pour la cause divine. L'épicurien était condamné pour avoir fait fi de la question du pouvoir et contribué ainsi à l'anarchie. Quant au moraliste religieux, il était condamné pour avoir défendu une fausse morale faisant de Dieu un vulgaire comptable et reposant sur le calcul des conséquences dans l'au-delà des actes commis ici-bas, non sur la vraie morale qui naît de l'amour désintéressé de la divinité.
Mais le pauvre astrologue, dira-t-on, lui qui n'a fait que rapporter ce que disaient les astres, pourquoi a-t-il subi le même sort que les cinq autres ? C'est ce qu'il a lui-même beaucoup de mal à comprendre. Voici donc ce que l'on pouvait lire sur son écriteau, et qui peut donner lieu à plus d'une réflexion chez les lecteurs : "Condamné pour avoir transmis de fausses informations aux suites funestes." En effet, en annonçant qu'était né un roi des Juifs, l'astrologue avait omis d'ajouter un élément capital : ce royaume n'était pas de ce monde.
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