dimanche 29 août 2010

Minas

Assez vieux pour avoir subi le génocide arménien, Minas avait débarqué à Marseille comme beaucoup d'exilés. Nombre de ses compatriotes y avaient posé leurs valises pour toujours. Lui avait filé tout de suite vers la capitale. "C'est tout de suite ou jamais" s'était-il dit.
Rue La Bruyère. 9ème arrondissement. Une chambre de bonne au cinquième étage, c'est un palais pour les sans toit. Mais ce palais pour deux amoureux en paix se transforma en cagibi à l'arrivée des deux rejetons. Deux filles. Les deux yeux de Minas. Pour la vie.
Tant pis, le cagibi fut tapissé d'amour, meublé de générosité, décoré de cœur et de simplicité. Et, vingt-cinq ans plus tard, la carrée était toujours occupée par deux jeunes femmes actives modernes et leurs parents courbés, typés et au regard divinement lumineux.
C'est à cette époque que je connus l'endroit. La proximité des lieux de débauche de la capitale n'avait eu aucun effet sur la bonne éducation des deux princesses de Minas. Et les conditions matérielles de leur quotidien, non plus. Question de devoir et de dignité.
Minas m'a dit "La vie est belle". Son œil vif avait dû déceler un coup de blues chez ce jeune homme timide. C'est tout. Il dit "La vie est belle" et sa graine était plantée. Pour toujours.

Le temps m'apprendra que ce n'était pas qu'une phrase de réconfort, que c'était une vérité. Et quelle vérité !
Minas avait eu la délicatesse de ne rien dire d'autre. Analphabète et autodidacte en tout, il était maître en psychologie.
Sa petite dernière avait fait des études, de grandes études. "Ma fille parle cinq langues" répétait-il. C'était sa fierté. Mais il n'en tirait aucune des efforts et des sacrifices que cela leur coûta à lui et à sa fidèle épouse.
Ces gens-là sont des saints.
Madame Minas s’esquintait les yeux avec courage et passion sur une machine à coudre afin de remplir la valise de son mari de cravates faites-maison.
Lui, arpentait les rues de Paris, depuis des décennies pour nourrir les gamines. L'été, ils s'offraient des vacances à Cannes. Et que faisait Minas de ses journées au bord de mer ? Il arpentait les rues cannoises et la Croisette pour y vendre des cravates.
Un jour que je rentrais de vacances, je découvrais au milieu des cartes postales un faire-part qui m'attrista et me fit pourtant dire, à voix haute, "La vie est belle".
Depuis, le cimetière Montmartre peut s'honorer d'héberger, en son point le plus élevé, un homme de bien, un grand homme nommé Minas.

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