Les apéros dans le collimateur

Beaucoup aimé lire dans Libération le Rebond proposé par un philosophe sur les apéros géants.
J'aime quand ces intellectuels nous apportent avec leur regard, mettant en mots des trucs qu'on ressent confusément, ou élargissant le propos.
Là, en l'occurrence Jean-Jacques Delfour qui signe le texte. Son blog est là. Tout l'article est à lire en cliquant ici. Ci-après quelques extraits pour les pressés ;-)

 L’apéro géant est un fait social hétéroclite : un objet révélateur d’angoisses et un événement paradoxal puisqu’il est un rassemblement sans lien, un groupe sans appartenance, une fête sans rien à fêter, une orgie sans sexe. Il ressemble à des sociabilités nulles ; il est en même temps un miroir de vérité.

Semblable à un marathon, l’apéro géant est une sociabilité de commande, avec un maquillage de convivialité. Les adolescents, encore avides d’intensité quoique matraqués depuis le berceau par des images de héros mi-soudards mi-soldats, sont au garde-à-vous et se saoulent là où un chef informel l’a prévu.

Du coup, l’apéro géant ressemble à un événement sectaire. Quelques gourous, sur Facebook, suggèrent et des milliers de jeunes viennent s’enivrer. La forme inconsciente et anxiogène est le suicide collectif. Le coma n’est pas l’accident mais le but. En ce sens, l’apéro géant est une sorte d’eucharistie païenne.


Il est un événement sans objet sinon lui-même : un vaste miroir narcissique. Il est la répétition, dans un lieu physique, de l’être connecté caractérisé par la pseudo-communication, la pseudo-simultanéité et la pseudo-communauté. Connectés mais séparés, reliés mais disjoints, ensemble mais seuls : l’ivresse répète la solitude en commun caractéristique des vies atomisées dans la consommation numérique. Elle en est aussi la négation : plus les êtres sont éloignés, plus les rencontres sont troublantes.

La réticence des responsables politiques à l’égard de l’apéro géant tient à ce qu’il réveille obscurément l’image de cauchemar des hordes qui guillotinèrent Louis XVI, firent 48, la Commune et 68. Ce peuple incontrôlable est la hantise des politiques qui pensent en policiers. En fait, ils espèrent que l’apéro géant le neutralisera mais ils feignent de craindre qu’il puisse l’exciter.

L’apéro géant est aussi un symptôme psychotique. L’apéritif est en soi un commencement qui s’accomplit en se supprimant dans le repas ou la fête qui suit. S’il n’est suivi par rien d’autre que lui-même, il n’est que bégaiement. L’apéro géant est une expérience compulsive d’éternisation de l’instant, mais fondée sur la répétition pulsionnelle. (...) La vérité imaginaire de l’apéro géant, c’est l’illimitation, c’est-à-dire la mort.

Beaucoup font la mine de se scandaliser : ils le condamnent parce que source de comas éthyliques et d’alcoolisation. Mais ailleurs, celle-ci est massive et parfaitement tolérée. La toxicomanie légale (les alcools) ou illégale est socialement utile : elle occupe les jeunes, leur fait oublier la révolte, l’action politique, les rend prévisibles donc inoffensifs. D’autre part, ils consomment et font tourner l’économie aussi bien celle, licite, des drogues légales que l’autre, illicite, des drogues illégales. L’apéro géant révèle une vérité sale et écœurante : les jeunes se droguent et les adultes, indifférents à leur détresse, ne mouftent que lorsqu’elle se voit trop.