mercredi 20 avril 2011

La dame aux Haribo

Elle s'est assise là, au milieu du passage, au soleil. Les ombres de la structure moderne du musée lui font une cage ouverte. Elle ne peut pas être mieux.
De loin, je suis le manège. Elle parcourt la brochure de l'exposition en cours et, dès qu'un visiteur approche, elle replie ses jambes pour les étirer aussitôt. Elle est passage à niveau automatisé et vérin électrique plutôt raffiné.
Ma position d'observateur ne dure pas. Je m'approche et hop, c'est marée basse, les genoux remontent au menton et c'est tapis rouge pour mon passage. Je suis Charlton Heston ouvrant les eaux de la Mer Rouge.
- Vous êtes bien, là.
- On ne peut pas être mieux, répond le sourire.
Le regard fixe et assuré ne me quitte plus. Et c'est sans un mot, qu'elle me tend un sachet de bonbons Haribo. Je ne suis pas très sucre, mais le geste a du charme et il convient de récompenser l'audace.
- Partageons.
Et la voilà qui découpe un bâton de réglisse fourré d'une chimie jaune vif, de ses longs doigts avec une délicatesse envoûtante.
- Je viens ici toutes les semaines. Mais parfois je me mets en face.
- Je n'aurai donc pas d'excuses si je ne vous retrouve pas.
- Aucune.
Elle ne lit pas la brochure du musée. Cette dernière sert de couverture, dans les deux sens du terme, à une lecture plus intéressante et plus suggestive. Elle lit "L'art de jouir". L'art dans un musée, c'est cohérent. Jouir, c'est engageant.
- De Michel Onfray ? demandé-je.
Elle ne connait pas Onfray. Mauvais point pour la dame.
Elle lit "L'art de jouir" de La Mettrie. Ça fera l'affaire.
C'est le moment que choisit l'employé du musée pour signifier virilement aux derniers visiteurs que l'heure de la fermeture a sonné.
Nous prenons congé, certains que la providence et les informations adroitement distillées, permettront de faire se chevaucher de nouveau nos cheminements personnels.
Je la croise encore sur l'esplanade, plantée au milieu d'autres statues, épaules et jambes ouvertes, accueillant le soleil et posant pour les passants. Mon sourire lointain ne lui suffit pas. C'est au passage piétons suivant qu'elle s'approche de nouveau.
- Vous prenez le tram ? Moi aussi.
- Non, non, je rentre à pied, dis-je.
Le volte-face est si rapide que le déplacement d'air me décoiffe. Sans doute est-elle vexée de ne pas avoir mis en pratique sur le champ les théories de l'Art de jouir, malgré la grosse cavalerie lancée à l'assaut du promeneur solitaire.
Il faudra sans doute que je retourne voir cette expo.

2 commentaires:

  1. Trop forte !
    Je lis le premier paragraphe et je me dis : "ça, c'est du Ugo"...
    Je continue ma lecture et me dis : "... plutôt son père"...
    Je termine ma lecture et conclus que le week-end pascal ne me rends pas si cloche que cela...

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