Il tapa dans le caillou qui gicla dans une étincelle et alla cogner le piquet de parc en pleine pénombre. Il alla le cueillir, en tâtonnant, toujours aux aguets. Il faillit se déchirer un morceau de peau au contact du fil de fer barbelé. Il sentit de la mousse et espéra que ce ne fut pas de la bouse. C'était de la mousse.
Quelques minutes plus tôt, marchant d'un bon pas, il criait à la nuit et aux animaux alentour qu'ils n'avaient qu'à venir, qu'il ne se laisserait pas faire.
Terrifié, il hurlait dans ce silence de la campagne nocturne qu'il n'avait pas peur.
Il n'était pas question de fermer les yeux. Des hordes de loups se précipiteraient. Ou des chiens. Il avait peur des chiens. Ceux qui errent. Ceux qui renfilent et parfois grognent. Ceux qui semblent dominer tout l'espace. Il imagina aussi un lynx sur ses pattes de velours. Un cerf qui passait par là. Une buse qui le scrutait de ses yeux perçants.
Dans une meute, je serais le dernier, celui qu'on est prêt à laisser crever, pensa-t-il. Il s'était toujours senti plus faible mais n'était sûr de rien.
Alex se disait, à l'instar de cette phrase qui lui trottait dans la tête depuis qu'il l'avait lue, que l'art de vive est un art du combat. Il pensa à Chateaubriant, aussi, qui estimait qu'on lui avait infligé la vie.
Il avait envie d'en découdre et il marchait le long de la route encore humide, longeant forêts et champs.La lune se taillait parfois une apparition dans les nuages.
Il avait laissé sa voiture dans le fossé.Il avait loupé un virage. Il n'allait pas très vite. La voiture s'était comme déposée, elle avait longé en tout cas le bord de la route et s'était endormie là.
Il tournait et retournait le caillou dans sa main et profitant d'une clarté put voir qu'il était blanc.
Il le nettoya, l'aimant déjà, l'aimant ainsi, écorché, pas régulier, un peu usé et en même tout blanc. Il sentit au toucher qu'il était encore un peu chaud et le mit dans sa poche.
Il avait aimé l'étincelle.
Il avait décoché son tir sans faire exprès et pour lui, une rencontre, ce n'était rien d'autre qu'une foultitude d'événements qui se relient les uns aux autres pour conduire ici, là, maintenant.
Il avait quitté tard ton travail en ne sachant pas qu'il ne reviendrait pas le lendemain. Tout s'était enclenché. Il avait commencé sa semaine un dimanche en sentant que ce serait sans doute la dernière parce que sûrement c'était celle de trop, et même celle en plus du trop d'avant. Mais il ne se murmurait même pas ces pensées. Il luttait contre ses jambes molles et ses maux de ventre. Il bagarrait comme on ferraille pour dénouer un lacet trop serré par les multiples tentatives d'avant. Il n'avait pas eu la force de la conduire au bout, cette semaine, et lorsque la voiture quitta la route pour aller s'endormir dans le fossé, il sut que le moment était arrivé.
Il sut qu'il allait la laisser là, et malgré ses peurs, qu'il allait partir à pied, non au hasard, il suivrait dans un premier temps la route, mais au petit bonheur la chance.
xxx
Quand il est monté dans la voiture, la première chose qu'il a vu, c'est l'heure. 2 h 34. Chiffres verts, gros, démesurés. Elle le regarda regarder. La seconde qu'il retient, c'est l'odeur. Elle claqua la porte en remontant et la première couina quand elle démarra. Elle regardait à peine la route, expliquant qu'elle roulait à l'huile de friture. Elle venait d'ailleurs de finir sa tournée.
Il avait entendu sa carlingue venir de loin et il n'avait pas eu le temps de se planquer que déjà elle s'arrêtait. Une femme sortait de l'étrange véhicule, retapé de partout, le véhicule, un pare-choc tenant par un fil électrique, une ou deux lampes ne fonctionnaient pas, une aile semblait se décoller, pour un peu, les pneus n'étaient pas tous de la même taille..
La femme, toniturante, lui gueula littéralement dessus ne lui proposant pas de grimper, c'était pour elle évidence. Le village arrivait à vive allure. Pour un peu, il leur fonçait dessus car elle conduisait vite. Vite et sûr. Il se sentait curieusement tranquille.
Suzanne, c'était son nom, était du genre à prendre les choses en main et à ne rien laisser filer.
Elle faisait les questions et les réponses.
Elle avait repéré sa Polo dans le fossé. Elle avait décidé qu'elle irait la rechercher demain avec le Raoul et son tracteur. Elle avait indiqué le canapé lorsqu'ils étaient entrés dans une maison où l'ordre régnait. Elle lui avait ordonné de venir l'aider à vider ses litres d'huile dans la réserve. Il s'en était mis partout sur les chaussures. Elle était revenue avec des bottes et un tablier.
Lorsque Alex s'est couché, elle ronflait, il était 4 h 52.
A 7 h 24, Raoul débarquait et elle lui servait un café, le genre qu'il trouva bon alors qu'il ne faisait que cuir dans sa casserole depuis des jours et qu'il avait horreur de ça.
Ils partirent alors qu'il cherchais le sucre et furent de retour malgré le tracteur alors qu'il venait juste de le trouver.
Suzanne annonça que Gilbert allait passer. Gilbert, c'était un peu le garagiste. Il tiqua sur le un peu pendant que Raoul et elles gloussaient en ouvrant une bouteille de vin blanc. Ils évoquaient Daniel, qui était un peu médecin, il avait fait une année pour devenir vétérinaire avant d'opter pour la marine. Il était revenu avec des tatouages, essayant de se lancer là-dedans pour finalement reprendre la ferme familiale. Il soignait les animaux du canton.
Il sentait le caillou dans sa poche.
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mercredi 22 février 2012
lundi 20 février 2012
Chouchen*
[Texte régulièrement complété jusqu'au 15 janvier 2013]
Les premiers jours, je pense que nous nous épiions.
Quelque chose de cet ordre-là.
Au Café de la Marée, ils ne m’avaient pas dit grand-chose sur elle. Ils ne savaient pas en fait. Ni quelle était. Ni ce qu’elle faisait. Elle avait débarqué là un beau jour et elle restait. Elle avait pris une chambre à durée indéterminée au gîte des Ajoncs.
Adrienne avait confié qu’elle ne parlait pas trop, le bonjour, le bonsoir ; elle veut pas qu’on l’emmerde, celle-là, mais on n’a pas envie non plus. De l’emmerder, bien sûr.
Ô, avait répondu Daniel, je l’emmerderais bien quand même un peu, mais bon, Adrienne, si tu le dis, je te crois.
Daniel avait la finesse de ceux qui croisent les regards des autres. Et les prunelles d'Adrienne étaient promptes à se muer en braise. Il avait prudemment battu en retraite. Il s’était vite tourné vers moi, en me disant qu’il comptait un peu sur moi pour creuser l’affaire. Il avait annoncé cela avec son sourire sans dents. Z’êtes un peu les mêmes, il avait ajouté.
Je voyais ce qu’il voulait dire.
On se doute bien que tu ne vas pas l’emmerder, il avait précisé.
xxx
Elle et moi passions des heures l’un à côté de l’autre et à distance raisonnable l’un de l’autre, sur la plage, chacun sur un rocher, ou à même le sable, ou les deux, il arrivait que la marée monte, qu'elle redescende. Entre nous, davantage que quelques mètres. Deux planètes qui se tolèrent. Se frôlent. Se jaugent. Et s'ignorent. Cela ne me semblait déjà pas mal.
Il y avait quelque chose de fascinant à se dire que l’on était quasiment au même endroit en même temps et que ni elle ni moins n’étions au même endroit en même temps. Que chacun chez soi, assurément, on ne voyait pas les mêmes choses à supposer que l’on voyait quelque chose dans ce décor qu’un regard pressé aurait jugé comme étant immobile, voire inamovible, alors que nous tentions peut-être juste de l’apprivoiser ou de le comprendre. D’en mesurer les battements, en quelque sorte. Comme un écho. Il m'arrivait de mettre ma main contre mon oreille.
Il n’était pas immobile, ce décor. Nous non plus.
xxx
Un jour, nous fîmes le chemin du retour ensemble. A pied. Nos pas vite synchronisés. Elle marchait un peu plus vite que moi. Bras en mouvements. Les miens dans les poches.
Le gîte était situé à quelques centaines de mètres de la maison. Le long du chemin. Il suffisait de continuer tout droit. Elle continua.
Quelques jours plus tard, nous fîmes le trajet aller, aussi.
Lorsque j’étais sorti, bien que ne voyant pas grand-chose à cause du bonnet, elle m’attendait, en tout cas elle se leva et se mit en route alors que j’approchais. Nous nous saluions d’un hochement de tête, ce qui avait le don d’énerver Daniel.
Il me trouvait lent à la détente. Il se demandait, en se resservant un muscadet, où fichtre j’avais pu trouver toute cette lenteur. Cela le taraudait. Il y revenait souvent. Au muscadet aussi. Je lui avais répondu un jour, c’est comme un ricochet Daniel, trop de vitesse trop longtemps.
Il avait levé les yeux au ciel.
Comme un boomerang, plutôt, il avait ajouté.
Il était plus bougon les jours où Adrienne partait sur le continent vendre ses gâteaux et ses confitures. Moi, je lui achetais ses crêpes.
Il n'avait pas tort.
J'allai m'acheter dés le lendemain un boomerang. Ca me changerait des ricochets.
xxx
C’est un jeudi qu’elle troua le silence. Qu’elle se décida de le trouer. Je ne saurais dire. Si ça avait été une éclaircie dans un ciel sombre ou un coup d’ombre dans un ciel gris. Peut-être les deux, de toutes façons, il ne faisait pas très beau, c'était difficile à savoir.
Elle avait dû être boxeuse, ou escrimeuse, je m’étais dit. Elle était probablement gauchère, en tout cas. Je n’avais rien vu venir. Le coup avait porté.
On va dire que je m’appelle Estelle. Et n’oublie pas que tu ne connais rien de mes larmes.
Elle avait dit cela très tranquillement. Très simplement.
J’encaissai tant bien que mal. Je ne m’attendais pas à une voix comme celle-ci, de surcroît.
Surtout, je n’avais rien su répondre. J’avais bredouillé, moi, c’est Jean. Je lui avais tendu la main, un peu bêtement, tout ça. C’était surtout manière d’agir quelque chose.
Elle avait haussé les épaules, aussitôt je m’étais dit que je l’avais déçue. Puis elle avait chantonné du Thiéfaine, et ça aussi, assurément, c’était un coup de gauchère.
xxx
Thiéfaine était l’un de mes dieux vivants, ni plus ni moins. Bien plus qu’un chanteur ou qu’un poète, pour moi. Un frère, un ami, que je n’avais évidemment jamais vu, l’aurais-je seulement osé, qui m’avait maintes et maintes fois rendu visite dans ma vie, présent quand ça n’allait pas, présent quand ça allait mieux, présent quand ça allait bien. Il m’avait tendu la main, expliqué la vie, décrit l’enfer, présenté la mémoire, ouvert les mots, comme on pêcherait des huîtres pour y dénicher des perles. Il m’avait fait rire, aussi, Thiéfaine.
Alors qu’en ce jeudi d’automne, les mains dans les poches, elle se mette à chantonner du Thiéfaine dans cette Bretagne battue par la bruine, c’était comme arracher de nulle part un rayon de soleil et me le tendre.
Il pleuvait des gouttes qu’on ne sentait pas. J’ai murmuré Rock Joyeux, c’était le titre de la chanson. Elle a souri et c’en est resté là.
xxx
Le soir, je cherchais sur le net les paroles, pour bien m’assurer que c’était ce que j’avais en tête.
Elle veut plus que son chanteur de rock vienne la piéger dans son paddock
Elle veut plus se taper le traversin à jouer les femmes de marin
Elle s'en va
Elle veut plus que son dandy de la zone vienne la swinguer dans son ozone
Elle veut plus d'amour au compte-gouttes entre deux scènes entre deux routes
Elle s'en va Rock rock joyeux
Elle lui a dit je change de port mais pauvre débile je t'aime encore
Seulement tu vois c'est plus possible moi aussi je veux être disponible
Elle s'en va
Il a juste haussé les épaules comme si c'était son meilleur rôle
Et lui a dit casse-toi de mon ombre tu fous du soleil sur mes pompes
Elle s'en va
C’était donc bien cela et j’avais mal dormi cette nuit-là.
L’inconvénient avec les artistes qu’on suit depuis des lustres, c’est qu’ils vous multiplient les souvenirs. Et ça avait déboulé suffisamment pour que je m’y perde. Je m’étais relevé plusieurs fois. J’avais même essayé d’écrire. Surtout, je me demandais jusqu’où elles allaient, ses paroles. Comment il fallait que je les écoute.
Et puis je me demandais si elle s’appelait vraiment Estelle.
xxx
Les jours suivants, notre affaire avait repris son train normal. Nous marchions à l'aller, au retour, et nous posions nos épaules le long de l'océan. Parfois, l'un de nous se levait, faisait quelques pas. Elle adorait marcher dans l'écume. Je tentais pour ma part d'apprivoiser le boomerang. Une seule fois sans trop réfléchir je l'avais jeté vers l'eau. Il n'était pas revenu. Moi qui ne me baignait jamais en avait été quitte pour un bain de mer, j'en avais jusqu'aux chevilles, j'avais pas senti venir l'affaissement du sol, j'en avais par-dessus la tête et j'étais gelé en sortant. J'étais rentré aussi sec et m'étonnai en chemin. Elle n'avait pas bougé. Je pariais même sur le fait qu'elle n'avait pas esquissé non plus le moindre sourire. A moins qu'elle les planque quelque part pour les ressortir ensuite.
Je devais pourtant prêter à sourire.
xxx
Un jour, elle toqua à ma porte. Ce n’était pas l’heure. Ce n’était pas le lieu. Je sursautai. J’étais en train de lire. Allongé. Bien au chaud. Cela faisait exactement 36 jours que j’étais ici et pas une seule fois je n’avais eu de la visite. Même le type de l’eau s’était débrouillé. Même la réparation du lave-vaisselle s’était réalisée un jour il était parti et le lendemain il était revenu, j’avais déposé le chèque dans une boite aux lettres.
J’avais débranché le téléphone et oublié mon portable chez Daniel. Il en faisait usage s’il le souhaitait. Il devait juste me prévenir si quelqu’un m’appelait. Il ne m’avait jusque là rien dit. Que la porte annonça la venue de quelqu’un avait de quoi me rendre perplexe, et je l’étais perplexe, ne sachant quoi me mettre en posant les pieds par terre.
Je m’étais cogné la tête contre le velux en essayant de voir qui pouvait avoir frappé. Je n’avais rien vu. Et puis c’était elle. Qui d’autre, finalement ?
Elle me tendit juste un paquet de café. M’annonça ses trente jours. Voulait fêter ça. Avait aussi apporté du saucisson et du pain. Je lui avais confié une fois, alors qu’on se demandait ce qui nous ferait le plus plaisir si on restait coincé sur l’île, que du pain frais, un saucisson et du café me suffiraient amplement.
Je peux entrer ?
xxx
Je crois que c’était la première fois qu’elle me posait une question, et qu’elle attendait une réponse. Je crois aussi que c’est la première fois que je la voyais sourire.
Elle ne bougeait pas du seuil.
Ses yeux me fixaient pendant que les miens faisaient le tour de la terre aller et retour.
Je m’effaçai. Elle passa. Elle fonça dans la cuisine.
Comme si elle avait toujours été là. Comme si elle était déjà venue.
Tu comptes rester habillé comme ça ?
Elle faisait le café et je fus tenté de me laisser glisser au sol le long du mur. J’avais oublié le porte-clés accroché au mur. Il me grimaça le dos. Je restai debout. Je regardai ma tenue. Mes chaussettes d’abord. Pas ragoûtant en effet. Le jean, le pull. Ca irait bien. J’avais juste oublié comme une femme peut rapidement vous dégommer. Comme le doute peut vous envahir et retomber comme un soufflé.
Je décidai de rester debout. De garder mes habits. Pour autant, je ne bougeais pas. J’avais besoin de calme. De décoincer mes mains, de décrisper mon visage. Mon cœur battait trop fort. Trop vite. Il ne semblait pas apprécier cette agitation. J’étais dérangé. J’étais troublé. Je n’en avais pas envie. Je me demandais ce qui lui prenait. Pourquoi elle brusquait les choses comme ça. Nous n’étions pas à trente jours près.
xxx
Je filai près de la cheminée. Elle déboula dans la pièce principale et alluma le feu.
Elle avait déposé les deux tasses sur la table.
Elle voulut ouvrir les rideaux.
Je fis non de la tête. Elle n’insista pas. Son sourire était parti.
Je fête mes 30 jours, elle confirma. Et je veux te parler.
Je pensais qu’on se parlait tous les jours.
La gauchère ajouta : vraiment te parler.
Je pensais que je n’étais pas certain de vouloir entendre, en fait. Qu’elle aurait pu dire je voudrais, ou je souhaiterais.
Estelle précisa : enfin… commencer… si tu veux bien…
xxx
Quand elle est partie, j’étais épuisé. Laminé.
J’avais réponses. Même à des questions que je n'avais pas en tête. Et maintenant, je ne savais pas quoi en faire.
Non, je ne voulais pas entendre. Je n’avais pas voulu. Mais j’avais écouté. Pendant six heures. Evidemment que je ne voulais pas savoir. Que je préférais le mystère. Les silences. Le rêve, aussi. Mais maintenant, ce ne pouvait pas être autrement. Plus l’être.
Ceci étant, je comprenais qu’elle ait eu besoin de parler et ce qui m’avait semblé être soudain, ce que j’avais pris pour une impulsion, un coup de gauchère, était en fait quelque chose au long court, qui avait grossi dans son esprit, au point qu’elle ne puisse plus faire autrement.
Au point qu’elle devait parler à quelqu’un. Et que ce quelqu’un, c’était moi.
Je l’ai su tout de suite, elle m’avait confié. Dés que je t’ai vu.
Je m’étais dit, acide, en même temps tu ne vois personne, mais ce n’était pas tout à fait exact, je le compris assez rapidement.
A la longue, ses mains tremblaient moins. Les miennes davantage.
xxx
Ses yeux n’avaient fait aucun trou dans la cheminée, quoi que j’en ai pensé.
Ils étaient pourtant laser, ses yeux, elle l’avait fixée pendant plus de 360 minutes, la cheminée, à se demander qui avait les plus fortes étincelles et qui craquelait le plus. J’avais essayé de me mêler au concert, pliant mes jambes, mes bras, mais mes petits os ne valaient pas grand-chose. Alors qu’elle parlait, la pièce même me semblait avoir grandi.
Je pensai pendant un bref instant à une chanson de Patti Smith, intitulée Gandhi, mais cela ne me fit pas sourire. Je ne comprenais pas l’anglais mais cette chanson me paraissait bien coller avec tout ce que dégageais alors Estelle. Qui, d’ailleurs, ne s’appelait pas Estelle, ainsi que je l’avais supposé. Mais qui désormais et pour toujours s’appelait quand même Estelle, ainsi que nous en avions convenu.
Nous sommes liés toi et moi, maintenant, elle avait expliqué, gênée presque, quoi que ce n’était pas son genre, de me demander si je voulais bien continuer à l’appeler ainsi.
Je ne veux plus rien demander à qui que ce soit, elle avait ajouté, et j’avais pensé qu’elle ne s’inquiète pas pour ça, que je le ferais pour deux. Que j’étais un spécialiste, moi.
xxx
La nuit tombait et la balade me manquait. Mes fesses appelaient les rochers, mes pieds le chemin, je découvrais que mon corps avait un langage. Comme les vieux, il prenait des habitudes. En marchant, j'essayais de trouver quelles habitudes j'avais perdues, du coup. J'étais un convaincu des vases communicants. Ce que l'on gagne d'un côté, on le perd d'un autre. Katia m'aurait dit, et vice versa. J'aurais dit et vice versa.
Nous n’avions pas bougé de la journée, mes fesses, mes jambes et moi. Mes oreilles, mes yeux, mon crâne et mes mains, par contre, n'avaient pas chômé. Nous l'avions écoutée. Et écoutée encore. Je me sentais ivre, quasiment. Saoulé, certainement. J’avais besoin de vent. Je laissai le boomerang. Il faisait presque nuit. Je n'avais pas l'envie de me rajouter une épreuve. Déjà que je n'étais pas très brillant en plein jour. Il faisait vent, aussi. Non, inutile d'en rajouter. Point trop n'en faut. Il ne me fallait plus rien.
xxx
Je n’avais pas entendu les bulletins météo, et pour cause, je ne les avais pas écoutés. Je n’avais aucune raison de les avoir entendus, d'ailleurs, la télé était dans une armoire et je n’écoutais pas la radio. Je n’allais sur le net que pour chercher des trucs précis, ceux qui me passaient par la tête.
Estelle s'était levée.
Je l’avais regardée se lever, puis partir, elle semblait soulagée, elle était déchargée, elle s’était dit crevée, aussi.
Elle avait juste dit il faut que j’aille dormir maintenant et quand la porte se referma, j’avais pensé il faut que j’aille prendre l’air.
Il n’était pas question que j’aille chez Daniel. L’idée m’était venue pourtant. J'avais une mission, c'est vrai. Faut que je lui raconte, j'ai pensé. Mais c’était idiot. D'autant que j'avais entendu sa voiture passer. Il se rendait chez Adrienne. On était donc vendredi. Elle était rentrée la veille, par le dernier bateau. Je savais qu’il avait pris une douche de bon matin. En sifflant pendant que ses doigts pétrissaient son crâne. Et il fallait ça. Daniel ne jurait que par le savon de Marseille.
Dehors, un vent de fou soufflait. Je marchai tête baissée. Cela me convenait. Je connaissais le chemin.
J’avais en tête des paroles de Bashung.
xxx
À perte de vue des lacs gelés
Qu'un jour j'ai juré d'enjamber,
À perte de vue
Dodelinent des grues, les pieds dans la boue
Qui eût cru qu'un jour nos amours déborderaient
Plus de boulons pour réparer la brute épaisse
Ma pute à coeur ouvert trop de cuirassés
Pas assez d'écrevisses pour une fricassée
Donnez-moi des nouvelles données
Voies d'eau dans la coque du Poséidon
Hamacs éperonnés est-ce un espadon
l'oeuf d'un esturgeon Ou un concours de circonstances
xxx
Sur le chemin, j’avais été doublé par une Méhari de location remplie par des coupe-vent orange et sur la plage, malgré l’obscurité, j’avais croisé Jean-Pierre.
Je ne m’attendais tellement pas à croiser quelqu’un que je ne sus pas quoi lui dire.
Alors je ne dis rien.
Jean-Pierre était de ces gens qui n’ont de toutes façons besoin de personne. Il faisait tout tout seul. Tout, avait précisé Daniel un jour alors que nous parlions de totalement autre chose. Tout conversation incluse. Il parlât donc de je ne sais quoi. Je n'écoutais pas vraiment. J'avais tout donné. J'avais plus un seul gramme de capacité à écouter.
Il me dit à un moment, bouge-pas, et en trombe, il partit vers sa voiture. Il revint avec un sac plastique. Il me le donna. C’est un bar, il annonça. Je viens de le pêcher. Tu n’as pas bonne mine. Ca va te requinquer. Et sinon, la filasse, du nouveau ? Il souriait, alors. Ce n'était pas courant qu'il donne de sa pêche. D'habitude, le bateau amarré, il filait vers sa voiture et rentrait.
La filasse, c’était Estelle.
Je l’avais oubliée. Un peu. Pendant quelques secondes. Du coup, elle revint fissa. En force.Tout l’après-midi me revint fissa itou et même pour tout dire assez violemment. J’étais harponné par le pêcheur. Il me fixait, soudainement. Il e taisait. Je tremblais. Il me fixait encore plus. Je finis par tomber.
Je me réveillai quelques heures plus tard dans mon lit.
Je n'avais pas vu qu'elle nous observait depuis le sentier côtier. Assise sous le banc de la maison aux volets bleus.
xxx
Les jours suivants, nous avions repris nos habitudes. C’était insupportable pour moi.
Je ne sais pas comment je faisais avec ce serment à la con. Mais je prenais mon air buté, j'enfonçais mes mains dans les poches de mon pantalon, et j'avançais, en me disant que ça tiendrait tant que ça tiendrait et pour l'instant ça tenait. Les soirs, j'étais juste hagard. Pensif. Perdu dans mes pensées. Evidemment.
Le lendemain de la migraine foudroyante, au matin, j’étais allé au Café de la marée et je pense que m’étais plutôt bien tiré du guêpier dans lequel je m’étais fourré, racontant que plongé dans l’écriture d’un bouquin en ce moment, qu’enfin ça revenait, l’inspiration, que des mois et des mois sans rien, c’était dur; je n’avais ni mangé ni dormi pendant deux jours.
J’étais allé prendre l’air quand Jean-Pierre revenait de la pêche. Ce n’était pas la meilleure idée que j’avais eue, ça c’était sûr. Je le remerciai pour le bar et le couchage. Je payai ma tournée. C'est la moindre des choses. Ils en furent soulagés.
Daniel et lui avaient trinqué à ma santé en me disant de faire attention. Le lendemain, Adrienne déposait devant ma porte du kouign Amann. Je ne cessais d’être épaté par leur gentillesse, la protection finalement dont ils m’enveloppaient. J’étais un peu leur enfant revenu au pays sauf que je n’étais pas du pays. Et que je ne progressais pas vraiment au lancé de boomerang, à tel point que j’en étais revenu aux ricochets, laissant l’instrument dans le garage.
Estelle et moi passions de nouveau nos après-midi à marcher ou à contempler l’océan.
xxx
Ce matin-là, ils ne parlaient que de ça.
Adrienne avait déboulé ventre à terre, ce qui dans sa morphologie n'était qu'à peine une expression, et avait annoncé tout de go que l'autre avait un tatouage énorme dans le dos. Daniel lui avait servi une Dolmen aussi sec et elle avait un peu de mousse sur les lèvres en disant que c'était un drôle de tatouage, quand même, le genre comme dans la bible. J'aurais jamais pensé que la filasse avait assez de dos pour un tels machins, elle avait ajouté.
Tout le monde sirotait sa bière en opinant du chef. Personne n'avait idée sûrement de ce qu'Adrienne voulait dire par la bible, mais ça calmait. Ca en imposait.
Je me contentai de froncer les sourcils.
L'autre, c'était la filasse. Estelle. Qui ne s'appelait pas Estelle mais j'étais le seul à le savoir et je ne devais pas en parler. Je n'en parlais donc pas, quoi qu'il m'en coûtât. Au fil des jours, je commençais à sentir dans mes épaules que c'était bien lourd à porter, tout ça. Surtout que je n'avais pas plus de raisons que ça. Je n'avais pas remarqué le tatouage.
Daniel annonça que ça changeait rien, que lui, il en avait des tatouages, qu'il aimait bien ça.
Jean-Pierre trouvait que c'était pas fait pour les femmes. C'est comme leurs trucs, là, sur le nez, sur la langue. Ca ne devrait pas exister, ces choses-là.
Adrienne lui répondit qu'il comprenait rien aux femmes, de toutes façons, et qu'elle plus jeune, elle aurait pas dit non. Mais pas un aussi gros. Pas un qui fait peur.
Daniel ricanait. Ca l'amusait, le pas assez de dos. Il regardait ses mains en demandant si Adrienne pensait qu'il s'ennuierait. Jean-Pierre se marrait aussi. Ils me réchauffaient, tous.
Il était grand temps de passer à la belote.
Jean-Pierre fit sa réponse habituelle. Je ne peux pas, désolé, je vais pêcher, il avait dit, et comme à chaque fois, c'était le signal. Tout le monde se tourna vers Denez, qui était dans son coin, qui écoutait et ne disait rien, qui fit son gêné, son j'ose pas et qui se leva pour prendre sa place.
Il se frottait les mains. Nous pouvions commencer. Je me demandais ce qu'il pensait du tatouage et je commençais à me dire que si ça se trouvait, plein de gens avaient des tatouages, et qu'on le savait pas.
Je n'avais pas envie de jouer. Je n'ai jamais aimé perdre et je n'ai toujours pas compris comment s'y prenaient Daniel et Adrienne. Ils trichaient, j'en étais sûr.
xxx
Estelle était rentrée et n'était pas rentrée. Elle était allée marcher, en fait, autant pour ébrouer son corps que pour digérer ce qui s'était passé. Essayer de digérer. Commencer à digérer. Elle même n'en revenait pas. Elle était sentiments mêlés. Contente d'avoir osé, inquiète de l'avoir fait. Peur et désir, décidément, complices, toujours.
Elle ne pensait pas à Jean. Elle ne pouvait pas. Elle avait trop de choses en tête. Elle marchait et avait aperçu Jean-Pierre dans son bateau. Elle avait pris le sentier côtier. Celui qui semblait dessiner un arc de cercle autour de la maison bleue, comme disait Jean. Celle qui le faisait tant rêver.
Elle la regarda, cette maison. Elle s'assura que personne n'y habitait. De fait, elle était vide. Elle y entra. Elle en profita. Pour ôter de son dos le tatouage. Elle avait laissé la porte entrouverte. Elle avait vu Adrienne dans le miroir. Elle l'avait entendue partir. Se rendre au café, sûrement. Raconter, probablement.
Elle fredonnait Des Roses, une ritournelle entêtante inconnue de Cornu.
xxx
Je ne pensais plus qu'à cela. A tout ce qu'elle avait dit. J'essayais de ranger, je crois. J'avais perdu à la belote. Jean-Pierre était parti en râlant et en boitant. Adrienne m'avait dit, ne t'inquiète pas, il est content quand même. Daniel et elle se regardaient en souriant. J'étais rentré. Elle avait parlé comme si elle avait lu les pages d'un bouquin qu'elle aurait apprises par coeur.C'était ce que je m'étais dit pendant que je tortillais sur le fauteuil, luttant contre mes crampes et cette lancinante douleur dans la fesse qui m'attaquait cet après-midi là. Etrange scène : je me dandinais. Elle fixait la cheminée. Ses mots dégoulinaient. Comme jaillis d'une plaie. Elle bougeait pas toute à sa fusion intérieure. Je me dandinais glacé dans mon immobilité. Elle avait dit à un moment, commentant nos après-midis passés au : Tu vois, nous sommes les deux faces de la plage. Toi, tu es le petit rocher, le sable où vient s'échouer la mer. Moi, je suis l'eau de l'océan, je n'en finis pas de venir et revenir vers la plage, c'est un mouvement sans fin, éternel quasiment.Je m'étais découvert rocher. Petit rocher. Je ne voyais plus la plage du même oeil. J'y retournais, pourtant. Mais je ne parvenais plus à la laisser me gagner comme avant. Il me semblait ridicule, ce rocher. Tout petit. parfois même recouvert par l'eau. Battu par son écume.
xxx
J'avais passé plusieurs nuits sur le net à mener une enquête dérisoire quand le téléphone a sonné. J'ai émergé comme j'ai pu.
C'était Guillaume.
Il l'était l'un des rares à avoir mon numéro de portable. Il venait aux nouvelles. Comme convenu, il précisa. Comment ça comme convenu ? Je t'avais dit que je t'appellerais le soixantième jour. On y est, vieux. Alors comment tu vas ?
Je baragouinai je ne sais quoi, la conversation ne s'éternisa pas, heureusement. Je n'avais pas dit un mot sur Estelle. Penser son prénom suffisait maintenant à me glacer le sang. Tout l'intérieur, comme congelé, d'un coup. On continuait à aller se balader mais on n'échangeait pas de mots. Cela m'arrangeait. Il lui arrivait de me regarder, parfois. Je n'étais pas à l'aise.
Daniel m'avait dit qu'il trouvait que la filasse avait changé. Un je ne sais quoi, il avait ajouté, en m'adressant un clin d'oeil. Adrienne aussi a trouvé. Par contre, toi...
Je me demandais bien ce qu'ils avaient trouvé.
Je suis allé me faire un café, l'oeil dans le vague.
Je n'avais pas aimé cette intrusion. Guillaume n'y était pour rien. Il m'avait replongé dans un bain bouillant et je cuisais de l'intérieur. Je fus tenté d'aller la voir, d'entrer au gîte, de faire pareil, de causer et de causer encore. A la place, j'allai sur le sentier côtier.
J'aimais décidément ce hors-saison. On y avait la certitude de n'être pas troublé. Pas risque de hordes déboulant de nulle part. Pas risque de promeneurs équipés Decathlon ou de familles rassemblées affichant un bonheur démenti par des ados boudeurs. Pas risque de coup de soleil, non plus. Un ciel blanc s'était installé, de ces blancs qui appellent le sombre, non de ces blancs qui scandent la paix.
De toutes façons, c'était la guerre.
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Je pensais à cette chanson de Dominique A, Elle parle à des gens qui ne sont pas là. Je m'en récitais quelques paroles.
C'est elle qui est venue à moi, me demander si elle pouvait s'asseoir un matin, à côté; j'ai vu de près ses yeux qui souriaient ses ridules, ses beaux cheveux plaqués et d'emblée, elle m'a dit : "je parle à des gens qui n'sont pas là".
"Si je dois faire le compte de ceux qui restent en moi, si je m'arrête à trois, trente vont débarquer, et ne partiront pas avant d'avoir causé, tous ces gens qui n'savent pas que je les ai quittés... ... Je n'les ai pas quittés, mais je n'le savais pas et ça les amusait, ils étaient bien en moi, et il faut leur parler, à tous, un mot gentil et il y en a assez pour causer toute la vie : je ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là".
Elle m'a dit qu'avec moi c'était facile pour elle que je n'étais pas là, que c'était pain bénit un corps comme le mien avec toute cette absence un sexe avec des mains bâti sur du silence un édifice désert facile d'y entrer, facile d'y revenir, et facile à quitter, quelqu'un à qui parler même quand il n'est pas là puisqu'il n'y était pas quand on l'a rencontré. Elle ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là. À ceux qu'elle ne voit plus et ceux qui sont comme moi.
J'en frissonnai.
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J'avais du mal à encaisser. J'essayais beaucoup. Je marchais, tournait en rond, dormait, lisait, écrivait, me baladait sur le net, mettait de la musique, et même de la musique classique, allait au café. Je parvenais peu. Je ne savais pas quoi faire de tout ce qu'Estelle m'avait raconté. De tout ce que, depuis, elle ne disait pas. Je voyais que quelque chose avait changé en elle. C'était indéfinissable.
Quelques jours après, elle m'avait juste dit : maintenant, n'oublie pas que connais tout de mes larmes. Il n'y avait aucun risque. Que j'oublie. Non, aucun risque. Je me trouvais seulement un peu trop petit pour accueillir tout ça. Il m'arrivait de me demander ce qu'elle ferait des miennes. Sûrement qu'elle prendrait pas. Ou qu'elle balancerait ça aux orties. Ce que je devrais faire. Et puis non, elle ne ferait pas ça. Elle n'avait pas assez de place. Elle avait dit que parfois, même l'air lui bousculait le crâne.
Je faisais confiance aux jours qui passent même si j'avais quelques doutes. Plus de nouvelles du tatouage, non plus.
Au café, ils trouvaient que j'avais un air bien mystérieux. Adrienne pensait que j'avais une maladie grave. Elle me gavait de kouign a man. Son regard me soupesait autant qu'il me pesait. Elle me suggérait le chouchen, aussi. D'un air entendu. Je jetais l'un sans lui dire. Je ne buvais pas l'autre. J'en versais quelques gouttes de temps à autres sur une fougère, en me demandant comment elle allait évoluer.
Adrienne faisait elle-même son miel. J'étais allé regarder ses ruches, une fois. J'avais aimé la passion avec laquelle elle m'avait expliqué le fonctionnement de cette communauté.
Jean-Pierre me donnait régulièrement du bar. Il se dandinait lorsqu'il venait m'en déposer, disant à chaque foi, quand on a une faim de loup, le bar, y'a rien de mieux. Il le disait maintenant sans sourire.
Je ne jetais pas le bar. Je le laissais aux chats.
J'avais de plus en plus de mal à passer mes heures à côté d'elle.
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C'est le troisième jour que j'ai commencé à sérieusement m'inquiéter.
Estelle était partie du gîte en disant qu'elle laissait des affaires, qu'elle reviendrait dans quelques jours.
Je ne pensais pas que son absence allait à ce point me faire quelque chose. A dire vrai, ça avait été plutôt l'inverse quand je pris connaissance du mot qu'elle avait glissé sous ma porte. J'étais content qu'elle parte. Elle me rendait un peu d'air. Je soufflais. Je me sentais plus libre.
Mais au fil des heures et des jours, je commençais à baisser pavillon.
A me sentir moins bien.
Puis carrément mal.
J'avais peur.
Qu'il lui soit arrivé quelque chose.
Qu'elle ait fait une connerie.
Qu'elle soit retournée en prison.
Elle m'aurait sûrement dit, de quelle prison tu parles, la mienne, la tienne, celle des gens ?
Je n'aurais rien répondu.
Je n'étais pas encore prêt à lui dire quoi que ce soit. Je savais qu'elle attendait. Qu'elle n'attendait que cela.
Et sans doute que moi aussi.
Mais quand ?
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Quelques jours plus tôt, j'étais rentré content. J'aimais bien quand Daniel était seul. On pouvait plus facilement parler, il baissait le masque en quelque sorte, il m'étonnait même.
Cet après-midi là, nous n'étions que tous les deux.
C'est lui qui avait lancé la discussion.
Mettant le doigt, sans le savoir, ou peut-être en le sachant très bien, sur ce qui me taraudait alors.
Je traînais le paquet déposé par Estelle, définitivement j'avais décidé de l'appeler ainsi, et ça tournait et tournait dans ma tête, j'étais incapable de m'en défaire et tout autant incapable d'en faire quelque chose.
Ce n'était pas comme un disque rayé, plutôt comme une ritournelle qu'on a en tête. Ou une idée qu'on a sur le bout de la langue et on cherche, on cherche, sans que ça vienne.
Cela faisait juste un paquet de jours que j'avais ça sur ma langue, au bord des lèvres. Mais ça ne venait pas.
Je m'interrogeais sur le hasard. J'avais fini par comprendre cela.
Je me demandais pourquoi elle, pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi maintenant.
Selon les moments, je convoquais la malchance. Ou, plus rarement c'est vrai, la chance. Mais je n'étais pas convaincu. Je souhaitais comprendre. Mais aussi me convaincre.
Que tout cela ne relevait pas du hasard. Que les improbables circonstances de notre rencontre, que ce qui l'avait amenée ici, ce qui m'avait conduit là, que tout cela avait un sens, quelque part.
Je ne le trouvais pas. Je n'avançais pas. Je n'écrivais pas, d'ailleurs.
Je pensais à mon boomerang qui ne revenait pas. A mes ricochets qui ricochaient.
Je cherchais l'inspiration sur des bouts de rochers.
Et là, Daniel me lance, à propos du hasard, une de ses phrases dont il a le secret. Il m'avait avoué un jour que si ça donnait l'impression de tomber comme ça, c'était rarement le cas. Il cachait son jeu que ses yeux perçants, lorsqu'on y prêtait attention, ne cachaient pas.
Il était fin observateur. Il avait fine connaissance des femmes et des hommes, de leur coeur, des secousses de leur âme. De ce qu'ils trimbalaient, visible ou invisible. Il n'en profitait pas. Il souriait parfois. Ou se crispait.
Il m'avait dit, tu sais, la filasse, elle a quelque chose à expier. Et toi aussi. C'est pour ça que vous vous entendez si bien.
Nous étions seuls. Il n'avait pas eu besoin de partir sur des sentiers graveleux.
Nous étions seuls et j'avais pu prendre le temps de réfléchir.
Nous étions seuls et il avait laissé ce temps s'écouler.
Je lui avais dit qu'il avait probablement raison.
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Un soir, elle était réapparue. Elle était venue directement chez moi. Elle avait changé.Je ne saurais dire quoi.Elle avait apporté de quoi manger. J'eus quelques peines à avaler ces denrées-là.J'avais faim, pourtant. J'étais soulagé qu'elle soit revenue. Mais je connaissais la provenance de son argent. J'étais moins regardant sur la provenance du mien.De toutes façons, là n'était pas le propos.Je continuais à me taire. Incapable d'enchaîner. Elle avait parlé il y a plusieurs semaines. Nous n'étions pas revenus là-dessus. J'avais l'impression qu'elle m'attendait.
Elle m'annonça tout de go qu'elle connaissait mon secret et je me mis à trembler.
Je n'avais pas peur qu'elle me dénonce. Non. De ce côté là, je ne craignais rien. J'avais peur de moi, comme d'habitude.
J'avais peur que ma mémoire, qui rôdait je le savais bien, me rattrape. Pour de bon.
J'avais peur que ce que je retenais depuis que j'avais déposé mes valises ici ne me fasse m'effondrer.Je n'en étais pas bien loin. Et je n'écrivais toujours rien.
Je ne fus même pas surpris qu'elle sache.Je ne vérifiai d'ailleurs pas.
Rien ne me disait qu'elle savait.
Je ne lui posai aucune question. Je crois que d'une certaine manière, j'étais content. Pas soulagé, plutôt moins seul. Et j'appréciais.
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Je n'eus pas besoin de lui proposer de venir habiter chez moi. C'est elle qui, le lendemain, se proposa de venir habiter ici. Elle avait juste dit, en déboulant avec ses sacs : c'est con de payer une location pour le gîte. Et elle avait ajouté : et puis, franchement, Adrienne, elle me court sur le haricot. Toujours à me loucher en croyant que je ne la vois pas, à fouiller dans mes affaires quand je ne suis pas là.Comme elle avait décidé de rester ici encore quelques temps, elle trouvait logique qu'on vive ensemble.
Si je n'y voyais pas d'inconvénient.
Je n'y voyais pas d'inconvénient.
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Je connaissais ses larmes même si ce n'était pas réciproque. Elle ne connaissait pas les miennes. Quoi que je n'étais pas très sûr de les connaître tant que cela. Très vite, tout prit une tournure à laquelle je ne m'attendais pas.Elle m'avait raconté le coup du tatouage et nous avions fait l'amour. Je pensai d'ailleurs à Daniel et à tous les autres. A leurs sourires en coin. A tout ce temps qu'il nous avait fallu, elle et moi. Je me demandai si nous avions reculé l'échéance, ou si nous avions laissé le temps au temps, ou si.... Mais quelle importance ?Je lui avais parlé du boomerang alors que mes doigts dansaient le long de ses jambes. Sa peau était étonnamment douce. J'imaginais du cuir, quelque chose de plus rêche, tanné par les vents et les épreuves. Mais non. Pouvions-nous ainsi épargner des bouts de nous-même, malgré les épreuves, les forts vents, les inondations ? Il semblerait que oui. Sa peau était douce et je n'envisageais pas de porter plainte. Au contraire.Elle avait ôté son pull, me montrant son dos immaculé, elle riait de sa blague, alors qu'elle avait vu Adrienne par le miroir. Je ne l'écoutais plus. Je regardais ses seins, les trouvant plus pleins que dans mon souvenir, ce qui ne manquait pas de m'étonner alors que nous faisions seulement connaissance.L'idée que je puisse avoir déjà vécu ce moment-là me territifait.Je reculai. La regardai. Elle me regardait la regardai. C'était beaucoup pour moi et ma main approchant tremblait Mes doigts tremblaient. Mes yeux vibrillonnaient. Mon coeur était menaçant, je songeais à un volcan, une éruption. Cela devait se percevoir. Elle tremblait aussi. Mais pas pareil. Elle avait peur et c'était pour moi révolution. Je ne pensais pas qu'elle puisse avoir peur. Pas elle. Elle s'était retournée. Elle ne riait plus. Je me souviens seulement d'un silence. Extraordinaire. Presque parfait. Un silence pur. Dangereux, peut-être. Un aimant. Je tombai à genou. Le contact avec sa peau me transportait, je voyageais, du bout des doigts. Elle n'avait pas laissé un homme entrer en elle depuis plus de vingt ans, c'est ce qu'elle m'avait dit.Je comprenais cette durée en me demandant si des femmes étaient entrées.
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Lorsqu'elle m'avait raconté son histoire, elle avait eu cette phrase qui longtemps se promena en moi. J'y voyais capacité de liberté à un point que jamais je n'aurais soupçonné. Elle n'avait pas dit qu'elle était entrée dans une prison. Elle avait dit que c'était la prison qui était entrée en elle, qu'elle l'avait laissée entrer, qu'elle l'avait choisie en quelque sorte. Elle n'avait jamais pris la parole lors des interrogatoires puis lors du procès. J'avais décidé, elle m'avait précisé. J'avais décidé que ce serait plus simple comme cela. Elle avait pris vingt ans comme on prend connaissance d'une nouvelle étrangère. Vingt ans, ça m'allait, elle avait précisé. J'avais 20 ans à l'époque. Je sortirais à 40. C'était très bien comme ça. Elle commença une autre vie.Elle avait décidé de reprendre ses études. Ou plutôt de les prendre. Je quittais le monde des vagabonds. Des errants. Je n'avais pas de but précis. Mais je n'étais plus en lutte. J'avais lâché prise. Chaque jour était un bonus. La prison, je ne la voyais même pas. Le temps était pour moi, avec moi.
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Quelque chose de cet ordre-là.
Au Café de la Marée, ils ne m’avaient pas dit grand-chose sur elle. Ils ne savaient pas en fait. Ni quelle était. Ni ce qu’elle faisait. Elle avait débarqué là un beau jour et elle restait. Elle avait pris une chambre à durée indéterminée au gîte des Ajoncs.
Adrienne avait confié qu’elle ne parlait pas trop, le bonjour, le bonsoir ; elle veut pas qu’on l’emmerde, celle-là, mais on n’a pas envie non plus. De l’emmerder, bien sûr.
Ô, avait répondu Daniel, je l’emmerderais bien quand même un peu, mais bon, Adrienne, si tu le dis, je te crois.
Daniel avait la finesse de ceux qui croisent les regards des autres. Et les prunelles d'Adrienne étaient promptes à se muer en braise. Il avait prudemment battu en retraite. Il s’était vite tourné vers moi, en me disant qu’il comptait un peu sur moi pour creuser l’affaire. Il avait annoncé cela avec son sourire sans dents. Z’êtes un peu les mêmes, il avait ajouté.
Je voyais ce qu’il voulait dire.
On se doute bien que tu ne vas pas l’emmerder, il avait précisé.
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Elle et moi passions des heures l’un à côté de l’autre et à distance raisonnable l’un de l’autre, sur la plage, chacun sur un rocher, ou à même le sable, ou les deux, il arrivait que la marée monte, qu'elle redescende. Entre nous, davantage que quelques mètres. Deux planètes qui se tolèrent. Se frôlent. Se jaugent. Et s'ignorent. Cela ne me semblait déjà pas mal.
Il y avait quelque chose de fascinant à se dire que l’on était quasiment au même endroit en même temps et que ni elle ni moins n’étions au même endroit en même temps. Que chacun chez soi, assurément, on ne voyait pas les mêmes choses à supposer que l’on voyait quelque chose dans ce décor qu’un regard pressé aurait jugé comme étant immobile, voire inamovible, alors que nous tentions peut-être juste de l’apprivoiser ou de le comprendre. D’en mesurer les battements, en quelque sorte. Comme un écho. Il m'arrivait de mettre ma main contre mon oreille.
Il n’était pas immobile, ce décor. Nous non plus.
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Un jour, nous fîmes le chemin du retour ensemble. A pied. Nos pas vite synchronisés. Elle marchait un peu plus vite que moi. Bras en mouvements. Les miens dans les poches.
Le gîte était situé à quelques centaines de mètres de la maison. Le long du chemin. Il suffisait de continuer tout droit. Elle continua.
Quelques jours plus tard, nous fîmes le trajet aller, aussi.
Lorsque j’étais sorti, bien que ne voyant pas grand-chose à cause du bonnet, elle m’attendait, en tout cas elle se leva et se mit en route alors que j’approchais. Nous nous saluions d’un hochement de tête, ce qui avait le don d’énerver Daniel.
Il me trouvait lent à la détente. Il se demandait, en se resservant un muscadet, où fichtre j’avais pu trouver toute cette lenteur. Cela le taraudait. Il y revenait souvent. Au muscadet aussi. Je lui avais répondu un jour, c’est comme un ricochet Daniel, trop de vitesse trop longtemps.
Il avait levé les yeux au ciel.
Comme un boomerang, plutôt, il avait ajouté.
Il était plus bougon les jours où Adrienne partait sur le continent vendre ses gâteaux et ses confitures. Moi, je lui achetais ses crêpes.
Il n'avait pas tort.
J'allai m'acheter dés le lendemain un boomerang. Ca me changerait des ricochets.
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C’est un jeudi qu’elle troua le silence. Qu’elle se décida de le trouer. Je ne saurais dire. Si ça avait été une éclaircie dans un ciel sombre ou un coup d’ombre dans un ciel gris. Peut-être les deux, de toutes façons, il ne faisait pas très beau, c'était difficile à savoir.
Elle avait dû être boxeuse, ou escrimeuse, je m’étais dit. Elle était probablement gauchère, en tout cas. Je n’avais rien vu venir. Le coup avait porté.
On va dire que je m’appelle Estelle. Et n’oublie pas que tu ne connais rien de mes larmes.
Elle avait dit cela très tranquillement. Très simplement.
J’encaissai tant bien que mal. Je ne m’attendais pas à une voix comme celle-ci, de surcroît.
Surtout, je n’avais rien su répondre. J’avais bredouillé, moi, c’est Jean. Je lui avais tendu la main, un peu bêtement, tout ça. C’était surtout manière d’agir quelque chose.
Elle avait haussé les épaules, aussitôt je m’étais dit que je l’avais déçue. Puis elle avait chantonné du Thiéfaine, et ça aussi, assurément, c’était un coup de gauchère.
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Thiéfaine était l’un de mes dieux vivants, ni plus ni moins. Bien plus qu’un chanteur ou qu’un poète, pour moi. Un frère, un ami, que je n’avais évidemment jamais vu, l’aurais-je seulement osé, qui m’avait maintes et maintes fois rendu visite dans ma vie, présent quand ça n’allait pas, présent quand ça allait mieux, présent quand ça allait bien. Il m’avait tendu la main, expliqué la vie, décrit l’enfer, présenté la mémoire, ouvert les mots, comme on pêcherait des huîtres pour y dénicher des perles. Il m’avait fait rire, aussi, Thiéfaine.
Alors qu’en ce jeudi d’automne, les mains dans les poches, elle se mette à chantonner du Thiéfaine dans cette Bretagne battue par la bruine, c’était comme arracher de nulle part un rayon de soleil et me le tendre.
Il pleuvait des gouttes qu’on ne sentait pas. J’ai murmuré Rock Joyeux, c’était le titre de la chanson. Elle a souri et c’en est resté là.
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Le soir, je cherchais sur le net les paroles, pour bien m’assurer que c’était ce que j’avais en tête.
Elle veut plus que son chanteur de rock vienne la piéger dans son paddock
Elle veut plus se taper le traversin à jouer les femmes de marin
Elle s'en va
Elle veut plus que son dandy de la zone vienne la swinguer dans son ozone
Elle veut plus d'amour au compte-gouttes entre deux scènes entre deux routes
Elle s'en va Rock rock joyeux
Elle lui a dit je change de port mais pauvre débile je t'aime encore
Seulement tu vois c'est plus possible moi aussi je veux être disponible
Elle s'en va
Il a juste haussé les épaules comme si c'était son meilleur rôle
Et lui a dit casse-toi de mon ombre tu fous du soleil sur mes pompes
Elle s'en va
C’était donc bien cela et j’avais mal dormi cette nuit-là.
L’inconvénient avec les artistes qu’on suit depuis des lustres, c’est qu’ils vous multiplient les souvenirs. Et ça avait déboulé suffisamment pour que je m’y perde. Je m’étais relevé plusieurs fois. J’avais même essayé d’écrire. Surtout, je me demandais jusqu’où elles allaient, ses paroles. Comment il fallait que je les écoute.
Et puis je me demandais si elle s’appelait vraiment Estelle.
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Les jours suivants, notre affaire avait repris son train normal. Nous marchions à l'aller, au retour, et nous posions nos épaules le long de l'océan. Parfois, l'un de nous se levait, faisait quelques pas. Elle adorait marcher dans l'écume. Je tentais pour ma part d'apprivoiser le boomerang. Une seule fois sans trop réfléchir je l'avais jeté vers l'eau. Il n'était pas revenu. Moi qui ne me baignait jamais en avait été quitte pour un bain de mer, j'en avais jusqu'aux chevilles, j'avais pas senti venir l'affaissement du sol, j'en avais par-dessus la tête et j'étais gelé en sortant. J'étais rentré aussi sec et m'étonnai en chemin. Elle n'avait pas bougé. Je pariais même sur le fait qu'elle n'avait pas esquissé non plus le moindre sourire. A moins qu'elle les planque quelque part pour les ressortir ensuite.
Je devais pourtant prêter à sourire.
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Un jour, elle toqua à ma porte. Ce n’était pas l’heure. Ce n’était pas le lieu. Je sursautai. J’étais en train de lire. Allongé. Bien au chaud. Cela faisait exactement 36 jours que j’étais ici et pas une seule fois je n’avais eu de la visite. Même le type de l’eau s’était débrouillé. Même la réparation du lave-vaisselle s’était réalisée un jour il était parti et le lendemain il était revenu, j’avais déposé le chèque dans une boite aux lettres.
J’avais débranché le téléphone et oublié mon portable chez Daniel. Il en faisait usage s’il le souhaitait. Il devait juste me prévenir si quelqu’un m’appelait. Il ne m’avait jusque là rien dit. Que la porte annonça la venue de quelqu’un avait de quoi me rendre perplexe, et je l’étais perplexe, ne sachant quoi me mettre en posant les pieds par terre.
Je m’étais cogné la tête contre le velux en essayant de voir qui pouvait avoir frappé. Je n’avais rien vu. Et puis c’était elle. Qui d’autre, finalement ?
Elle me tendit juste un paquet de café. M’annonça ses trente jours. Voulait fêter ça. Avait aussi apporté du saucisson et du pain. Je lui avais confié une fois, alors qu’on se demandait ce qui nous ferait le plus plaisir si on restait coincé sur l’île, que du pain frais, un saucisson et du café me suffiraient amplement.
Je peux entrer ?
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Je crois que c’était la première fois qu’elle me posait une question, et qu’elle attendait une réponse. Je crois aussi que c’est la première fois que je la voyais sourire.
Elle ne bougeait pas du seuil.
Ses yeux me fixaient pendant que les miens faisaient le tour de la terre aller et retour.
Je m’effaçai. Elle passa. Elle fonça dans la cuisine.
Comme si elle avait toujours été là. Comme si elle était déjà venue.
Tu comptes rester habillé comme ça ?
Elle faisait le café et je fus tenté de me laisser glisser au sol le long du mur. J’avais oublié le porte-clés accroché au mur. Il me grimaça le dos. Je restai debout. Je regardai ma tenue. Mes chaussettes d’abord. Pas ragoûtant en effet. Le jean, le pull. Ca irait bien. J’avais juste oublié comme une femme peut rapidement vous dégommer. Comme le doute peut vous envahir et retomber comme un soufflé.
Je décidai de rester debout. De garder mes habits. Pour autant, je ne bougeais pas. J’avais besoin de calme. De décoincer mes mains, de décrisper mon visage. Mon cœur battait trop fort. Trop vite. Il ne semblait pas apprécier cette agitation. J’étais dérangé. J’étais troublé. Je n’en avais pas envie. Je me demandais ce qui lui prenait. Pourquoi elle brusquait les choses comme ça. Nous n’étions pas à trente jours près.
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Je filai près de la cheminée. Elle déboula dans la pièce principale et alluma le feu.
Elle avait déposé les deux tasses sur la table.
Elle voulut ouvrir les rideaux.
Je fis non de la tête. Elle n’insista pas. Son sourire était parti.
Je fête mes 30 jours, elle confirma. Et je veux te parler.
Je pensais qu’on se parlait tous les jours.
La gauchère ajouta : vraiment te parler.
Je pensais que je n’étais pas certain de vouloir entendre, en fait. Qu’elle aurait pu dire je voudrais, ou je souhaiterais.
Estelle précisa : enfin… commencer… si tu veux bien…
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Quand elle est partie, j’étais épuisé. Laminé.
J’avais réponses. Même à des questions que je n'avais pas en tête. Et maintenant, je ne savais pas quoi en faire.
Non, je ne voulais pas entendre. Je n’avais pas voulu. Mais j’avais écouté. Pendant six heures. Evidemment que je ne voulais pas savoir. Que je préférais le mystère. Les silences. Le rêve, aussi. Mais maintenant, ce ne pouvait pas être autrement. Plus l’être.
Ceci étant, je comprenais qu’elle ait eu besoin de parler et ce qui m’avait semblé être soudain, ce que j’avais pris pour une impulsion, un coup de gauchère, était en fait quelque chose au long court, qui avait grossi dans son esprit, au point qu’elle ne puisse plus faire autrement.
Au point qu’elle devait parler à quelqu’un. Et que ce quelqu’un, c’était moi.
Je l’ai su tout de suite, elle m’avait confié. Dés que je t’ai vu.
Je m’étais dit, acide, en même temps tu ne vois personne, mais ce n’était pas tout à fait exact, je le compris assez rapidement.
A la longue, ses mains tremblaient moins. Les miennes davantage.
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Ses yeux n’avaient fait aucun trou dans la cheminée, quoi que j’en ai pensé.
Ils étaient pourtant laser, ses yeux, elle l’avait fixée pendant plus de 360 minutes, la cheminée, à se demander qui avait les plus fortes étincelles et qui craquelait le plus. J’avais essayé de me mêler au concert, pliant mes jambes, mes bras, mais mes petits os ne valaient pas grand-chose. Alors qu’elle parlait, la pièce même me semblait avoir grandi.
Je pensai pendant un bref instant à une chanson de Patti Smith, intitulée Gandhi, mais cela ne me fit pas sourire. Je ne comprenais pas l’anglais mais cette chanson me paraissait bien coller avec tout ce que dégageais alors Estelle. Qui, d’ailleurs, ne s’appelait pas Estelle, ainsi que je l’avais supposé. Mais qui désormais et pour toujours s’appelait quand même Estelle, ainsi que nous en avions convenu.
Nous sommes liés toi et moi, maintenant, elle avait expliqué, gênée presque, quoi que ce n’était pas son genre, de me demander si je voulais bien continuer à l’appeler ainsi.
Je ne veux plus rien demander à qui que ce soit, elle avait ajouté, et j’avais pensé qu’elle ne s’inquiète pas pour ça, que je le ferais pour deux. Que j’étais un spécialiste, moi.
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La nuit tombait et la balade me manquait. Mes fesses appelaient les rochers, mes pieds le chemin, je découvrais que mon corps avait un langage. Comme les vieux, il prenait des habitudes. En marchant, j'essayais de trouver quelles habitudes j'avais perdues, du coup. J'étais un convaincu des vases communicants. Ce que l'on gagne d'un côté, on le perd d'un autre. Katia m'aurait dit, et vice versa. J'aurais dit et vice versa.
Nous n’avions pas bougé de la journée, mes fesses, mes jambes et moi. Mes oreilles, mes yeux, mon crâne et mes mains, par contre, n'avaient pas chômé. Nous l'avions écoutée. Et écoutée encore. Je me sentais ivre, quasiment. Saoulé, certainement. J’avais besoin de vent. Je laissai le boomerang. Il faisait presque nuit. Je n'avais pas l'envie de me rajouter une épreuve. Déjà que je n'étais pas très brillant en plein jour. Il faisait vent, aussi. Non, inutile d'en rajouter. Point trop n'en faut. Il ne me fallait plus rien.
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Je n’avais pas entendu les bulletins météo, et pour cause, je ne les avais pas écoutés. Je n’avais aucune raison de les avoir entendus, d'ailleurs, la télé était dans une armoire et je n’écoutais pas la radio. Je n’allais sur le net que pour chercher des trucs précis, ceux qui me passaient par la tête.
Estelle s'était levée.
Je l’avais regardée se lever, puis partir, elle semblait soulagée, elle était déchargée, elle s’était dit crevée, aussi.
Elle avait juste dit il faut que j’aille dormir maintenant et quand la porte se referma, j’avais pensé il faut que j’aille prendre l’air.
Il n’était pas question que j’aille chez Daniel. L’idée m’était venue pourtant. J'avais une mission, c'est vrai. Faut que je lui raconte, j'ai pensé. Mais c’était idiot. D'autant que j'avais entendu sa voiture passer. Il se rendait chez Adrienne. On était donc vendredi. Elle était rentrée la veille, par le dernier bateau. Je savais qu’il avait pris une douche de bon matin. En sifflant pendant que ses doigts pétrissaient son crâne. Et il fallait ça. Daniel ne jurait que par le savon de Marseille.
Dehors, un vent de fou soufflait. Je marchai tête baissée. Cela me convenait. Je connaissais le chemin.
J’avais en tête des paroles de Bashung.
xxx
À perte de vue des lacs gelés
Qu'un jour j'ai juré d'enjamber,
À perte de vue
Dodelinent des grues, les pieds dans la boue
Qui eût cru qu'un jour nos amours déborderaient
Plus de boulons pour réparer la brute épaisse
Ma pute à coeur ouvert trop de cuirassés
Pas assez d'écrevisses pour une fricassée
Donnez-moi des nouvelles données
Voies d'eau dans la coque du Poséidon
Hamacs éperonnés est-ce un espadon
l'oeuf d'un esturgeon Ou un concours de circonstances
xxx
Sur le chemin, j’avais été doublé par une Méhari de location remplie par des coupe-vent orange et sur la plage, malgré l’obscurité, j’avais croisé Jean-Pierre.
Je ne m’attendais tellement pas à croiser quelqu’un que je ne sus pas quoi lui dire.
Alors je ne dis rien.
Jean-Pierre était de ces gens qui n’ont de toutes façons besoin de personne. Il faisait tout tout seul. Tout, avait précisé Daniel un jour alors que nous parlions de totalement autre chose. Tout conversation incluse. Il parlât donc de je ne sais quoi. Je n'écoutais pas vraiment. J'avais tout donné. J'avais plus un seul gramme de capacité à écouter.
Il me dit à un moment, bouge-pas, et en trombe, il partit vers sa voiture. Il revint avec un sac plastique. Il me le donna. C’est un bar, il annonça. Je viens de le pêcher. Tu n’as pas bonne mine. Ca va te requinquer. Et sinon, la filasse, du nouveau ? Il souriait, alors. Ce n'était pas courant qu'il donne de sa pêche. D'habitude, le bateau amarré, il filait vers sa voiture et rentrait.
La filasse, c’était Estelle.
Je l’avais oubliée. Un peu. Pendant quelques secondes. Du coup, elle revint fissa. En force.Tout l’après-midi me revint fissa itou et même pour tout dire assez violemment. J’étais harponné par le pêcheur. Il me fixait, soudainement. Il e taisait. Je tremblais. Il me fixait encore plus. Je finis par tomber.
Je me réveillai quelques heures plus tard dans mon lit.
Je n'avais pas vu qu'elle nous observait depuis le sentier côtier. Assise sous le banc de la maison aux volets bleus.
xxx
Les jours suivants, nous avions repris nos habitudes. C’était insupportable pour moi.
Je ne sais pas comment je faisais avec ce serment à la con. Mais je prenais mon air buté, j'enfonçais mes mains dans les poches de mon pantalon, et j'avançais, en me disant que ça tiendrait tant que ça tiendrait et pour l'instant ça tenait. Les soirs, j'étais juste hagard. Pensif. Perdu dans mes pensées. Evidemment.
Le lendemain de la migraine foudroyante, au matin, j’étais allé au Café de la marée et je pense que m’étais plutôt bien tiré du guêpier dans lequel je m’étais fourré, racontant que plongé dans l’écriture d’un bouquin en ce moment, qu’enfin ça revenait, l’inspiration, que des mois et des mois sans rien, c’était dur; je n’avais ni mangé ni dormi pendant deux jours.
J’étais allé prendre l’air quand Jean-Pierre revenait de la pêche. Ce n’était pas la meilleure idée que j’avais eue, ça c’était sûr. Je le remerciai pour le bar et le couchage. Je payai ma tournée. C'est la moindre des choses. Ils en furent soulagés.
Daniel et lui avaient trinqué à ma santé en me disant de faire attention. Le lendemain, Adrienne déposait devant ma porte du kouign Amann. Je ne cessais d’être épaté par leur gentillesse, la protection finalement dont ils m’enveloppaient. J’étais un peu leur enfant revenu au pays sauf que je n’étais pas du pays. Et que je ne progressais pas vraiment au lancé de boomerang, à tel point que j’en étais revenu aux ricochets, laissant l’instrument dans le garage.
Estelle et moi passions de nouveau nos après-midi à marcher ou à contempler l’océan.
xxx
Ce matin-là, ils ne parlaient que de ça.
Adrienne avait déboulé ventre à terre, ce qui dans sa morphologie n'était qu'à peine une expression, et avait annoncé tout de go que l'autre avait un tatouage énorme dans le dos. Daniel lui avait servi une Dolmen aussi sec et elle avait un peu de mousse sur les lèvres en disant que c'était un drôle de tatouage, quand même, le genre comme dans la bible. J'aurais jamais pensé que la filasse avait assez de dos pour un tels machins, elle avait ajouté.
Tout le monde sirotait sa bière en opinant du chef. Personne n'avait idée sûrement de ce qu'Adrienne voulait dire par la bible, mais ça calmait. Ca en imposait.
Je me contentai de froncer les sourcils.
L'autre, c'était la filasse. Estelle. Qui ne s'appelait pas Estelle mais j'étais le seul à le savoir et je ne devais pas en parler. Je n'en parlais donc pas, quoi qu'il m'en coûtât. Au fil des jours, je commençais à sentir dans mes épaules que c'était bien lourd à porter, tout ça. Surtout que je n'avais pas plus de raisons que ça. Je n'avais pas remarqué le tatouage.
Daniel annonça que ça changeait rien, que lui, il en avait des tatouages, qu'il aimait bien ça.
Jean-Pierre trouvait que c'était pas fait pour les femmes. C'est comme leurs trucs, là, sur le nez, sur la langue. Ca ne devrait pas exister, ces choses-là.
Adrienne lui répondit qu'il comprenait rien aux femmes, de toutes façons, et qu'elle plus jeune, elle aurait pas dit non. Mais pas un aussi gros. Pas un qui fait peur.
Daniel ricanait. Ca l'amusait, le pas assez de dos. Il regardait ses mains en demandant si Adrienne pensait qu'il s'ennuierait. Jean-Pierre se marrait aussi. Ils me réchauffaient, tous.
Il était grand temps de passer à la belote.
Jean-Pierre fit sa réponse habituelle. Je ne peux pas, désolé, je vais pêcher, il avait dit, et comme à chaque fois, c'était le signal. Tout le monde se tourna vers Denez, qui était dans son coin, qui écoutait et ne disait rien, qui fit son gêné, son j'ose pas et qui se leva pour prendre sa place.
Il se frottait les mains. Nous pouvions commencer. Je me demandais ce qu'il pensait du tatouage et je commençais à me dire que si ça se trouvait, plein de gens avaient des tatouages, et qu'on le savait pas.
Je n'avais pas envie de jouer. Je n'ai jamais aimé perdre et je n'ai toujours pas compris comment s'y prenaient Daniel et Adrienne. Ils trichaient, j'en étais sûr.
xxx
Estelle était rentrée et n'était pas rentrée. Elle était allée marcher, en fait, autant pour ébrouer son corps que pour digérer ce qui s'était passé. Essayer de digérer. Commencer à digérer. Elle même n'en revenait pas. Elle était sentiments mêlés. Contente d'avoir osé, inquiète de l'avoir fait. Peur et désir, décidément, complices, toujours.
Elle ne pensait pas à Jean. Elle ne pouvait pas. Elle avait trop de choses en tête. Elle marchait et avait aperçu Jean-Pierre dans son bateau. Elle avait pris le sentier côtier. Celui qui semblait dessiner un arc de cercle autour de la maison bleue, comme disait Jean. Celle qui le faisait tant rêver.
Elle la regarda, cette maison. Elle s'assura que personne n'y habitait. De fait, elle était vide. Elle y entra. Elle en profita. Pour ôter de son dos le tatouage. Elle avait laissé la porte entrouverte. Elle avait vu Adrienne dans le miroir. Elle l'avait entendue partir. Se rendre au café, sûrement. Raconter, probablement.
Elle fredonnait Des Roses, une ritournelle entêtante inconnue de Cornu.
xxx
Je ne pensais plus qu'à cela. A tout ce qu'elle avait dit. J'essayais de ranger, je crois. J'avais perdu à la belote. Jean-Pierre était parti en râlant et en boitant. Adrienne m'avait dit, ne t'inquiète pas, il est content quand même. Daniel et elle se regardaient en souriant. J'étais rentré. Elle avait parlé comme si elle avait lu les pages d'un bouquin qu'elle aurait apprises par coeur.C'était ce que je m'étais dit pendant que je tortillais sur le fauteuil, luttant contre mes crampes et cette lancinante douleur dans la fesse qui m'attaquait cet après-midi là. Etrange scène : je me dandinais. Elle fixait la cheminée. Ses mots dégoulinaient. Comme jaillis d'une plaie. Elle bougeait pas toute à sa fusion intérieure. Je me dandinais glacé dans mon immobilité. Elle avait dit à un moment, commentant nos après-midis passés au : Tu vois, nous sommes les deux faces de la plage. Toi, tu es le petit rocher, le sable où vient s'échouer la mer. Moi, je suis l'eau de l'océan, je n'en finis pas de venir et revenir vers la plage, c'est un mouvement sans fin, éternel quasiment.Je m'étais découvert rocher. Petit rocher. Je ne voyais plus la plage du même oeil. J'y retournais, pourtant. Mais je ne parvenais plus à la laisser me gagner comme avant. Il me semblait ridicule, ce rocher. Tout petit. parfois même recouvert par l'eau. Battu par son écume.
xxx
J'avais passé plusieurs nuits sur le net à mener une enquête dérisoire quand le téléphone a sonné. J'ai émergé comme j'ai pu.
C'était Guillaume.
Il l'était l'un des rares à avoir mon numéro de portable. Il venait aux nouvelles. Comme convenu, il précisa. Comment ça comme convenu ? Je t'avais dit que je t'appellerais le soixantième jour. On y est, vieux. Alors comment tu vas ?
Je baragouinai je ne sais quoi, la conversation ne s'éternisa pas, heureusement. Je n'avais pas dit un mot sur Estelle. Penser son prénom suffisait maintenant à me glacer le sang. Tout l'intérieur, comme congelé, d'un coup. On continuait à aller se balader mais on n'échangeait pas de mots. Cela m'arrangeait. Il lui arrivait de me regarder, parfois. Je n'étais pas à l'aise.
Daniel m'avait dit qu'il trouvait que la filasse avait changé. Un je ne sais quoi, il avait ajouté, en m'adressant un clin d'oeil. Adrienne aussi a trouvé. Par contre, toi...
Je me demandais bien ce qu'ils avaient trouvé.
Je suis allé me faire un café, l'oeil dans le vague.
Je n'avais pas aimé cette intrusion. Guillaume n'y était pour rien. Il m'avait replongé dans un bain bouillant et je cuisais de l'intérieur. Je fus tenté d'aller la voir, d'entrer au gîte, de faire pareil, de causer et de causer encore. A la place, j'allai sur le sentier côtier.
J'aimais décidément ce hors-saison. On y avait la certitude de n'être pas troublé. Pas risque de hordes déboulant de nulle part. Pas risque de promeneurs équipés Decathlon ou de familles rassemblées affichant un bonheur démenti par des ados boudeurs. Pas risque de coup de soleil, non plus. Un ciel blanc s'était installé, de ces blancs qui appellent le sombre, non de ces blancs qui scandent la paix.
De toutes façons, c'était la guerre.
xxx
Je pensais à cette chanson de Dominique A, Elle parle à des gens qui ne sont pas là. Je m'en récitais quelques paroles.
C'est elle qui est venue à moi, me demander si elle pouvait s'asseoir un matin, à côté; j'ai vu de près ses yeux qui souriaient ses ridules, ses beaux cheveux plaqués et d'emblée, elle m'a dit : "je parle à des gens qui n'sont pas là".
"Si je dois faire le compte de ceux qui restent en moi, si je m'arrête à trois, trente vont débarquer, et ne partiront pas avant d'avoir causé, tous ces gens qui n'savent pas que je les ai quittés... ... Je n'les ai pas quittés, mais je n'le savais pas et ça les amusait, ils étaient bien en moi, et il faut leur parler, à tous, un mot gentil et il y en a assez pour causer toute la vie : je ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là".
Elle m'a dit qu'avec moi c'était facile pour elle que je n'étais pas là, que c'était pain bénit un corps comme le mien avec toute cette absence un sexe avec des mains bâti sur du silence un édifice désert facile d'y entrer, facile d'y revenir, et facile à quitter, quelqu'un à qui parler même quand il n'est pas là puisqu'il n'y était pas quand on l'a rencontré. Elle ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là. À ceux qu'elle ne voit plus et ceux qui sont comme moi.
J'en frissonnai.
xxx
J'avais du mal à encaisser. J'essayais beaucoup. Je marchais, tournait en rond, dormait, lisait, écrivait, me baladait sur le net, mettait de la musique, et même de la musique classique, allait au café. Je parvenais peu. Je ne savais pas quoi faire de tout ce qu'Estelle m'avait raconté. De tout ce que, depuis, elle ne disait pas. Je voyais que quelque chose avait changé en elle. C'était indéfinissable.
Quelques jours après, elle m'avait juste dit : maintenant, n'oublie pas que connais tout de mes larmes. Il n'y avait aucun risque. Que j'oublie. Non, aucun risque. Je me trouvais seulement un peu trop petit pour accueillir tout ça. Il m'arrivait de me demander ce qu'elle ferait des miennes. Sûrement qu'elle prendrait pas. Ou qu'elle balancerait ça aux orties. Ce que je devrais faire. Et puis non, elle ne ferait pas ça. Elle n'avait pas assez de place. Elle avait dit que parfois, même l'air lui bousculait le crâne.
Je faisais confiance aux jours qui passent même si j'avais quelques doutes. Plus de nouvelles du tatouage, non plus.
Au café, ils trouvaient que j'avais un air bien mystérieux. Adrienne pensait que j'avais une maladie grave. Elle me gavait de kouign a man. Son regard me soupesait autant qu'il me pesait. Elle me suggérait le chouchen, aussi. D'un air entendu. Je jetais l'un sans lui dire. Je ne buvais pas l'autre. J'en versais quelques gouttes de temps à autres sur une fougère, en me demandant comment elle allait évoluer.
Adrienne faisait elle-même son miel. J'étais allé regarder ses ruches, une fois. J'avais aimé la passion avec laquelle elle m'avait expliqué le fonctionnement de cette communauté.
Jean-Pierre me donnait régulièrement du bar. Il se dandinait lorsqu'il venait m'en déposer, disant à chaque foi, quand on a une faim de loup, le bar, y'a rien de mieux. Il le disait maintenant sans sourire.
Je ne jetais pas le bar. Je le laissais aux chats.
J'avais de plus en plus de mal à passer mes heures à côté d'elle.
xxx
C'est le troisième jour que j'ai commencé à sérieusement m'inquiéter.
Estelle était partie du gîte en disant qu'elle laissait des affaires, qu'elle reviendrait dans quelques jours.
Je ne pensais pas que son absence allait à ce point me faire quelque chose. A dire vrai, ça avait été plutôt l'inverse quand je pris connaissance du mot qu'elle avait glissé sous ma porte. J'étais content qu'elle parte. Elle me rendait un peu d'air. Je soufflais. Je me sentais plus libre.
Mais au fil des heures et des jours, je commençais à baisser pavillon.
A me sentir moins bien.
Puis carrément mal.
J'avais peur.
Qu'il lui soit arrivé quelque chose.
Qu'elle ait fait une connerie.
Qu'elle soit retournée en prison.
Elle m'aurait sûrement dit, de quelle prison tu parles, la mienne, la tienne, celle des gens ?
Je n'aurais rien répondu.
Je n'étais pas encore prêt à lui dire quoi que ce soit. Je savais qu'elle attendait. Qu'elle n'attendait que cela.
Et sans doute que moi aussi.
Mais quand ?
xxx
Quelques jours plus tôt, j'étais rentré content. J'aimais bien quand Daniel était seul. On pouvait plus facilement parler, il baissait le masque en quelque sorte, il m'étonnait même.
Cet après-midi là, nous n'étions que tous les deux.
C'est lui qui avait lancé la discussion.
Mettant le doigt, sans le savoir, ou peut-être en le sachant très bien, sur ce qui me taraudait alors.
Je traînais le paquet déposé par Estelle, définitivement j'avais décidé de l'appeler ainsi, et ça tournait et tournait dans ma tête, j'étais incapable de m'en défaire et tout autant incapable d'en faire quelque chose.
Ce n'était pas comme un disque rayé, plutôt comme une ritournelle qu'on a en tête. Ou une idée qu'on a sur le bout de la langue et on cherche, on cherche, sans que ça vienne.
Cela faisait juste un paquet de jours que j'avais ça sur ma langue, au bord des lèvres. Mais ça ne venait pas.
Je m'interrogeais sur le hasard. J'avais fini par comprendre cela.
Je me demandais pourquoi elle, pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi maintenant.
Selon les moments, je convoquais la malchance. Ou, plus rarement c'est vrai, la chance. Mais je n'étais pas convaincu. Je souhaitais comprendre. Mais aussi me convaincre.
Que tout cela ne relevait pas du hasard. Que les improbables circonstances de notre rencontre, que ce qui l'avait amenée ici, ce qui m'avait conduit là, que tout cela avait un sens, quelque part.
Je ne le trouvais pas. Je n'avançais pas. Je n'écrivais pas, d'ailleurs.
Je pensais à mon boomerang qui ne revenait pas. A mes ricochets qui ricochaient.
Je cherchais l'inspiration sur des bouts de rochers.
Et là, Daniel me lance, à propos du hasard, une de ses phrases dont il a le secret. Il m'avait avoué un jour que si ça donnait l'impression de tomber comme ça, c'était rarement le cas. Il cachait son jeu que ses yeux perçants, lorsqu'on y prêtait attention, ne cachaient pas.
Il était fin observateur. Il avait fine connaissance des femmes et des hommes, de leur coeur, des secousses de leur âme. De ce qu'ils trimbalaient, visible ou invisible. Il n'en profitait pas. Il souriait parfois. Ou se crispait.
Il m'avait dit, tu sais, la filasse, elle a quelque chose à expier. Et toi aussi. C'est pour ça que vous vous entendez si bien.
Nous étions seuls. Il n'avait pas eu besoin de partir sur des sentiers graveleux.
Nous étions seuls et j'avais pu prendre le temps de réfléchir.
Nous étions seuls et il avait laissé ce temps s'écouler.
Je lui avais dit qu'il avait probablement raison.
xxx
Un soir, elle était réapparue. Elle était venue directement chez moi. Elle avait changé.Je ne saurais dire quoi.Elle avait apporté de quoi manger. J'eus quelques peines à avaler ces denrées-là.J'avais faim, pourtant. J'étais soulagé qu'elle soit revenue. Mais je connaissais la provenance de son argent. J'étais moins regardant sur la provenance du mien.De toutes façons, là n'était pas le propos.Je continuais à me taire. Incapable d'enchaîner. Elle avait parlé il y a plusieurs semaines. Nous n'étions pas revenus là-dessus. J'avais l'impression qu'elle m'attendait.
Elle m'annonça tout de go qu'elle connaissait mon secret et je me mis à trembler.
Je n'avais pas peur qu'elle me dénonce. Non. De ce côté là, je ne craignais rien. J'avais peur de moi, comme d'habitude.
J'avais peur que ma mémoire, qui rôdait je le savais bien, me rattrape. Pour de bon.
J'avais peur que ce que je retenais depuis que j'avais déposé mes valises ici ne me fasse m'effondrer.Je n'en étais pas bien loin. Et je n'écrivais toujours rien.
Je ne fus même pas surpris qu'elle sache.Je ne vérifiai d'ailleurs pas.
Rien ne me disait qu'elle savait.
Je ne lui posai aucune question. Je crois que d'une certaine manière, j'étais content. Pas soulagé, plutôt moins seul. Et j'appréciais.
xxx
Je n'eus pas besoin de lui proposer de venir habiter chez moi. C'est elle qui, le lendemain, se proposa de venir habiter ici. Elle avait juste dit, en déboulant avec ses sacs : c'est con de payer une location pour le gîte. Et elle avait ajouté : et puis, franchement, Adrienne, elle me court sur le haricot. Toujours à me loucher en croyant que je ne la vois pas, à fouiller dans mes affaires quand je ne suis pas là.Comme elle avait décidé de rester ici encore quelques temps, elle trouvait logique qu'on vive ensemble.
Si je n'y voyais pas d'inconvénient.
Je n'y voyais pas d'inconvénient.
xxx
Je connaissais ses larmes même si ce n'était pas réciproque. Elle ne connaissait pas les miennes. Quoi que je n'étais pas très sûr de les connaître tant que cela. Très vite, tout prit une tournure à laquelle je ne m'attendais pas.Elle m'avait raconté le coup du tatouage et nous avions fait l'amour. Je pensai d'ailleurs à Daniel et à tous les autres. A leurs sourires en coin. A tout ce temps qu'il nous avait fallu, elle et moi. Je me demandai si nous avions reculé l'échéance, ou si nous avions laissé le temps au temps, ou si.... Mais quelle importance ?Je lui avais parlé du boomerang alors que mes doigts dansaient le long de ses jambes. Sa peau était étonnamment douce. J'imaginais du cuir, quelque chose de plus rêche, tanné par les vents et les épreuves. Mais non. Pouvions-nous ainsi épargner des bouts de nous-même, malgré les épreuves, les forts vents, les inondations ? Il semblerait que oui. Sa peau était douce et je n'envisageais pas de porter plainte. Au contraire.Elle avait ôté son pull, me montrant son dos immaculé, elle riait de sa blague, alors qu'elle avait vu Adrienne par le miroir. Je ne l'écoutais plus. Je regardais ses seins, les trouvant plus pleins que dans mon souvenir, ce qui ne manquait pas de m'étonner alors que nous faisions seulement connaissance.L'idée que je puisse avoir déjà vécu ce moment-là me territifait.Je reculai. La regardai. Elle me regardait la regardai. C'était beaucoup pour moi et ma main approchant tremblait Mes doigts tremblaient. Mes yeux vibrillonnaient. Mon coeur était menaçant, je songeais à un volcan, une éruption. Cela devait se percevoir. Elle tremblait aussi. Mais pas pareil. Elle avait peur et c'était pour moi révolution. Je ne pensais pas qu'elle puisse avoir peur. Pas elle. Elle s'était retournée. Elle ne riait plus. Je me souviens seulement d'un silence. Extraordinaire. Presque parfait. Un silence pur. Dangereux, peut-être. Un aimant. Je tombai à genou. Le contact avec sa peau me transportait, je voyageais, du bout des doigts. Elle n'avait pas laissé un homme entrer en elle depuis plus de vingt ans, c'est ce qu'elle m'avait dit.Je comprenais cette durée en me demandant si des femmes étaient entrées.
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Lorsqu'elle m'avait raconté son histoire, elle avait eu cette phrase qui longtemps se promena en moi. J'y voyais capacité de liberté à un point que jamais je n'aurais soupçonné. Elle n'avait pas dit qu'elle était entrée dans une prison. Elle avait dit que c'était la prison qui était entrée en elle, qu'elle l'avait laissée entrer, qu'elle l'avait choisie en quelque sorte. Elle n'avait jamais pris la parole lors des interrogatoires puis lors du procès. J'avais décidé, elle m'avait précisé. J'avais décidé que ce serait plus simple comme cela. Elle avait pris vingt ans comme on prend connaissance d'une nouvelle étrangère. Vingt ans, ça m'allait, elle avait précisé. J'avais 20 ans à l'époque. Je sortirais à 40. C'était très bien comme ça. Elle commença une autre vie.Elle avait décidé de reprendre ses études. Ou plutôt de les prendre. Je quittais le monde des vagabonds. Des errants. Je n'avais pas de but précis. Mais je n'étais plus en lutte. J'avais lâché prise. Chaque jour était un bonus. La prison, je ne la voyais même pas. Le temps était pour moi, avec moi.
xxx
[à suivre]
A propos du Chouchen : On dit que les effets du chouchen étaient autrefois très violents car le miel utilisé contenait souvent des abeilles. Le venin présent dans le chouchen rendait la boisson assommante. [source ici]
A propos du Chouchen : On dit que les effets du chouchen étaient autrefois très violents car le miel utilisé contenait souvent des abeilles. Le venin présent dans le chouchen rendait la boisson assommante. [source ici]
mardi 14 février 2012
Au bord de la rivière (6)
Episode 1 là.
Episode 2 ici.
Episode 3 ici.
Plusieurs semaines s’étaient écoulées. Un dépannage changea tout. Accéléra les choses, plutôt. Généra son lot de relances et de vapeurs.
Il avait rendez-vous avec une Audrey.
Elle travaillait au service des ressources humaines. Elle est chez nous depuis quelques mois, lui avait-on indiqué, comme si cela était d'une quelconque importance.
Elle conduisait une mission sur la gestion des compétences avec logiciel et tout et tout. Le logiciel merdait. Ce n'était pas Eric qui devait intervenir mais son collègue était malade. Il le remplaça au pied levé et sentit une sueur électrique gicler dans son dos lorsqu’il entra dans le bureau. Comme une griffure, faisant tache d'huile. Un point et aussitôt une inondation. C'était elle.
Audrey pas mieux fut comme pétrifiée lorsqu’elle le vit, lui, qui entra ce matin-là dans son bureau à elle.
Elle ne s'y attendait pas. De mauvaise grâce, son chef ne lui avait pas donné le choix, elle avait accepté de rencontrer un type de l'informatique et elle l'attendait. Il venait pour le logiciel. Elle avait préparé son affaire. Parler n’était pas son exercice préféré, elle qui optait facilement, souvent et simplement pour le hochement de tête et la compréhension encourageante. Cela suffisait la plupart du temps, tellement les gens ont juste besoin qu'on appuie sur un bouton, celui du je te comprends, tu es unique, je te le promets. Ils démarrent alors facilement, il n'est qu'à relancer de temps à autres, ils s'épanchent, hors sentiers balisés bien souvent. Son chef lui avait dit que c'était important, que le service avait à y gagner, une rallonge budgétaire peut-être, c'était son travail et elle allait en causer.
Le papier glissé sous ses yeux dans l'impeccable bureau n’avait pas pour objectif de la rassurer. Elle n’était pas inquiète. Il avait pour but de l’aider à trouver des choses à dire au cas où. Pas une seule seconde elle ne pensa se retrouver face à Eric. Pas une seule seconde elle n'avait imaginé qu'il puisse frapper, ouvrir la porte et entrer. Il entra.
Elle le connaissait un peu mieux, désormais. Ils n'avaient fait que se croiser ces derniers mois, ne s'adressant jamais véritablement la parole, du bonjour, après vous, ce genre de choses. Elle savait juste qu'il ne prenait jamais ses repas au restaurant de l'entreprise. Le coup de poignard jaillissant à chaque fois qu'elle le voyait et c'était suffisant pour arrimer sa patience.
Elle avait juste mené sa petite enquête. Discrètement. Profitant de sa place à la direction des ressources humaines, se renseignant de ci, de là. Sans en faire trop. Elle savait l'essentiel de toutes façons. Même si un soir, elle céda à la tentation d'internet. C'était chez elle, et elle osa plonger dans les moteurs de recherche. Etonnée par son audace, culpabilisant tout de même un peu en même temps, elle était limite à se retourner pour s'assurer que personne ne la voyait, prête à sursauter, un chat sur ses gardes.
Elle avait pianoté sur son clavier. Elle découvrit ainsi qu'il avait un profil facebook, et un site internet, il était également présent sur quelques réseaux sociaux. Plusieurs fois, elle alla de l'un à l'autre, se nourrissant de lui, des bribes qu'il laissait sur la toile. Confuse et attirée. Elle en savait donc un peu plus quand il ouvrit la porte.
Episode 2 ici.
Episode 3 ici.
Plusieurs semaines s’étaient écoulées. Un dépannage changea tout. Accéléra les choses, plutôt. Généra son lot de relances et de vapeurs.
Il avait rendez-vous avec une Audrey.
Elle travaillait au service des ressources humaines. Elle est chez nous depuis quelques mois, lui avait-on indiqué, comme si cela était d'une quelconque importance.
Elle conduisait une mission sur la gestion des compétences avec logiciel et tout et tout. Le logiciel merdait. Ce n'était pas Eric qui devait intervenir mais son collègue était malade. Il le remplaça au pied levé et sentit une sueur électrique gicler dans son dos lorsqu’il entra dans le bureau. Comme une griffure, faisant tache d'huile. Un point et aussitôt une inondation. C'était elle.
Audrey pas mieux fut comme pétrifiée lorsqu’elle le vit, lui, qui entra ce matin-là dans son bureau à elle.
Elle ne s'y attendait pas. De mauvaise grâce, son chef ne lui avait pas donné le choix, elle avait accepté de rencontrer un type de l'informatique et elle l'attendait. Il venait pour le logiciel. Elle avait préparé son affaire. Parler n’était pas son exercice préféré, elle qui optait facilement, souvent et simplement pour le hochement de tête et la compréhension encourageante. Cela suffisait la plupart du temps, tellement les gens ont juste besoin qu'on appuie sur un bouton, celui du je te comprends, tu es unique, je te le promets. Ils démarrent alors facilement, il n'est qu'à relancer de temps à autres, ils s'épanchent, hors sentiers balisés bien souvent. Son chef lui avait dit que c'était important, que le service avait à y gagner, une rallonge budgétaire peut-être, c'était son travail et elle allait en causer.
Le papier glissé sous ses yeux dans l'impeccable bureau n’avait pas pour objectif de la rassurer. Elle n’était pas inquiète. Il avait pour but de l’aider à trouver des choses à dire au cas où. Pas une seule seconde elle ne pensa se retrouver face à Eric. Pas une seule seconde elle n'avait imaginé qu'il puisse frapper, ouvrir la porte et entrer. Il entra.
Elle le connaissait un peu mieux, désormais. Ils n'avaient fait que se croiser ces derniers mois, ne s'adressant jamais véritablement la parole, du bonjour, après vous, ce genre de choses. Elle savait juste qu'il ne prenait jamais ses repas au restaurant de l'entreprise. Le coup de poignard jaillissant à chaque fois qu'elle le voyait et c'était suffisant pour arrimer sa patience.
Elle avait juste mené sa petite enquête. Discrètement. Profitant de sa place à la direction des ressources humaines, se renseignant de ci, de là. Sans en faire trop. Elle savait l'essentiel de toutes façons. Même si un soir, elle céda à la tentation d'internet. C'était chez elle, et elle osa plonger dans les moteurs de recherche. Etonnée par son audace, culpabilisant tout de même un peu en même temps, elle était limite à se retourner pour s'assurer que personne ne la voyait, prête à sursauter, un chat sur ses gardes.
Elle avait pianoté sur son clavier. Elle découvrit ainsi qu'il avait un profil facebook, et un site internet, il était également présent sur quelques réseaux sociaux. Plusieurs fois, elle alla de l'un à l'autre, se nourrissant de lui, des bribes qu'il laissait sur la toile. Confuse et attirée. Elle en savait donc un peu plus quand il ouvrit la porte.
lundi 16 janvier 2012
Fragrance (4)
Le début de l'histoire est là.
Le second épisode est ici.
Le second épisode est ici.
Le troisième est là.

Daniel s’était donné la mort. J’avais longtemps médité ces quelques mots. Pouvait-on se donner la mort ? Qu’est-ce qu’on se donnait alors ?
Lorsque j'avais appris la nouvelle, j'avais à la fois été atterré et à la fois je n'étais pas tombé des nues.
Caroline m’avait raconté le terrible hurlement de sa fille à l'annonce, le regard de l'adulte qui ne parvenait pas à oser affronter celui de l'enfant, le gémissement qui avait suivi, le râle plutôt, qui avait duré plusieurs éternités avant qu’elle ne s’effondre. Qu'elles ne s'enlacent. Les mots ne servaient plus à rien.
Elle avait pleuré, pleuré encore, hurlé aussi, retrouvé un vieux dessin dont elle faisait désormais talisman, et puis dés le lendemain matin, elle avait arrêté. Net. Comme transformée en granit.
Plus personne n’avait réellement réussi à l’approcher, je veux dire, à entrer en communication avec elle et son dessin. Un dessin d’enfant avec un soleil en haut à doite, quatre silhouettes, un arbre, une maison, une fenêtre éclairée, ma chambre, elle disait.
Je faisais confiance à cette lueur en me demandant comment j’allais réussir à entrer dans son dessin, pour la rejoindre dans sa chambre, et ensuite, la ramener sur le perron. Ne doutant pas d’y parvenir. Melissa gérait son affaire. A l’école, elle avait gardé ses copines. Ses résultats restaient bons. Elle avait tout compris du minimum vital. Elle avait juste construit une forteresse entre elle et le reste du monde dés le premier jour de sa nouvelle vie, ressemblant déjà en cela à sa mère. Qui s’agaçait mais devait s’y retrouver quand même.
La gamine ne disait rien quand des hirsutes trébuchant dans des cadavres de bouteilles quittaient le lit de sa mère un sourire épais aux lèvres ou quand vers midi, elle se préparait une assiette de pâtes le temps que les cachets absorbés par Caroline n’estompent leur effet et lui permettent d’aller retrouver le chemin de son travail, qui avait appelé à quelques reprises déjà.
Je savais que, dûssais-je y laisser ma peau, c’était à moi de trouver l’interrupteur pour raviver cette petite fille dont je caressais les cheveux avec la fierté immense d’être quasiment le seul qu’elle autorisait à le faire. Les filles morflaient depuis un paquet d’années maintenant. Comme si le destin s’était mélangé les pinceaux, décochant ses flèches, sans interruption. Nous n’en revenions pas.
Jamais on aurait pensé que la vie puisse un jour se transformer en averses à répétitions, et que ça déluge encore et encore, jamais nous n’aurions pensé que pendant si longtemps, des galères, des souffrances puissent enfanter d’autres galères, d’autres souffrances. Caro ne se plaignait pas. Elle encaissait. Je me demandais ce qu’elle avait pu faire pour déclencher à ce point les événements. C’était il y a quelques années. Elle évoquait avec joie, fierté même, son retour dans la capitale, comme nous l’appelions. Au téléphone, sa voix chantait. Dans ses mails, les points d’exclamation fleurissaient de partout. Elle revenait par la grande porte. Elle se faisait fort de réussir là ou tant d’autres avaient échoué. Je vais prendre le temps, elle disait. Vous allez voir. Vous le savez bien. Rien n’est impossible, jamais. C’était aboutissement pour elle, fruit de patientes semailles, riposte efficace à la sentence paternelle qui avait décrété que cette fille ne serait décidément bonne à rien. Le moment croyait-elle était venu de récolter mais les nœuds s’étaient accumulés. Comme si c’était ça le signal. Ce retour. Elle avait lâché un jour que finalement, son père avait raison. Qu’elle n’était bonne à rien. Des maladies s’étaient déclarées. Il y avait eu son divorce, une vie ensuite entre deux lieux, les gardes alternées, le cancer de sa mère, la mort de chagrin de son père, l’accident de son frère. L’Australie me protégeait, croyais-je. J’étais juste revenu quelques jours pour son divorce. Je m’en souvenais bien. Avec Manu, nous nous étions crus malins, spirituels même, fiers de nous sur le coup, de lui offrir une nuit d’enterrement de sa vie de femme mariée. Après tout, nous avions été les témoins à son mariage, on avait voulu non retrouver de la magie, ni même lui faire croire quoi que ce soit, encore moins lui faire croire que c’était une fête, un divorce. Nous nous étions juste trouvés positifs, on avait organisé cette soirée, cette tournée des bars sans queue ni tête pour lui changer les idées, marquer le coup. C’était notre amitié que nous voulions célébrer. On lui témoignait notre présence indéfectible. On la choisissait. Tant pis pour Daniel. Après tout, c’est lui qui était tombé raide dingue amoureux d’une plus jeune. Lui qui foutait le bordel. Marie avait douze ans, Melissa cinq ans. Caroline avait beaucoup pleuré cette nuit-là. Et nous serré les poings. Mélange de rage et d’impuissance.

Daniel s’était donné la mort. J’avais longtemps médité ces quelques mots. Pouvait-on se donner la mort ? Qu’est-ce qu’on se donnait alors ?
Lorsque j'avais appris la nouvelle, j'avais à la fois été atterré et à la fois je n'étais pas tombé des nues.
Caroline m’avait raconté le terrible hurlement de sa fille à l'annonce, le regard de l'adulte qui ne parvenait pas à oser affronter celui de l'enfant, le gémissement qui avait suivi, le râle plutôt, qui avait duré plusieurs éternités avant qu’elle ne s’effondre. Qu'elles ne s'enlacent. Les mots ne servaient plus à rien.
Elle avait pleuré, pleuré encore, hurlé aussi, retrouvé un vieux dessin dont elle faisait désormais talisman, et puis dés le lendemain matin, elle avait arrêté. Net. Comme transformée en granit.
Plus personne n’avait réellement réussi à l’approcher, je veux dire, à entrer en communication avec elle et son dessin. Un dessin d’enfant avec un soleil en haut à doite, quatre silhouettes, un arbre, une maison, une fenêtre éclairée, ma chambre, elle disait.
Je faisais confiance à cette lueur en me demandant comment j’allais réussir à entrer dans son dessin, pour la rejoindre dans sa chambre, et ensuite, la ramener sur le perron. Ne doutant pas d’y parvenir. Melissa gérait son affaire. A l’école, elle avait gardé ses copines. Ses résultats restaient bons. Elle avait tout compris du minimum vital. Elle avait juste construit une forteresse entre elle et le reste du monde dés le premier jour de sa nouvelle vie, ressemblant déjà en cela à sa mère. Qui s’agaçait mais devait s’y retrouver quand même.
La gamine ne disait rien quand des hirsutes trébuchant dans des cadavres de bouteilles quittaient le lit de sa mère un sourire épais aux lèvres ou quand vers midi, elle se préparait une assiette de pâtes le temps que les cachets absorbés par Caroline n’estompent leur effet et lui permettent d’aller retrouver le chemin de son travail, qui avait appelé à quelques reprises déjà.
Je savais que, dûssais-je y laisser ma peau, c’était à moi de trouver l’interrupteur pour raviver cette petite fille dont je caressais les cheveux avec la fierté immense d’être quasiment le seul qu’elle autorisait à le faire. Les filles morflaient depuis un paquet d’années maintenant. Comme si le destin s’était mélangé les pinceaux, décochant ses flèches, sans interruption. Nous n’en revenions pas.
Jamais on aurait pensé que la vie puisse un jour se transformer en averses à répétitions, et que ça déluge encore et encore, jamais nous n’aurions pensé que pendant si longtemps, des galères, des souffrances puissent enfanter d’autres galères, d’autres souffrances. Caro ne se plaignait pas. Elle encaissait. Je me demandais ce qu’elle avait pu faire pour déclencher à ce point les événements. C’était il y a quelques années. Elle évoquait avec joie, fierté même, son retour dans la capitale, comme nous l’appelions. Au téléphone, sa voix chantait. Dans ses mails, les points d’exclamation fleurissaient de partout. Elle revenait par la grande porte. Elle se faisait fort de réussir là ou tant d’autres avaient échoué. Je vais prendre le temps, elle disait. Vous allez voir. Vous le savez bien. Rien n’est impossible, jamais. C’était aboutissement pour elle, fruit de patientes semailles, riposte efficace à la sentence paternelle qui avait décrété que cette fille ne serait décidément bonne à rien. Le moment croyait-elle était venu de récolter mais les nœuds s’étaient accumulés. Comme si c’était ça le signal. Ce retour. Elle avait lâché un jour que finalement, son père avait raison. Qu’elle n’était bonne à rien. Des maladies s’étaient déclarées. Il y avait eu son divorce, une vie ensuite entre deux lieux, les gardes alternées, le cancer de sa mère, la mort de chagrin de son père, l’accident de son frère. L’Australie me protégeait, croyais-je. J’étais juste revenu quelques jours pour son divorce. Je m’en souvenais bien. Avec Manu, nous nous étions crus malins, spirituels même, fiers de nous sur le coup, de lui offrir une nuit d’enterrement de sa vie de femme mariée. Après tout, nous avions été les témoins à son mariage, on avait voulu non retrouver de la magie, ni même lui faire croire quoi que ce soit, encore moins lui faire croire que c’était une fête, un divorce. Nous nous étions juste trouvés positifs, on avait organisé cette soirée, cette tournée des bars sans queue ni tête pour lui changer les idées, marquer le coup. C’était notre amitié que nous voulions célébrer. On lui témoignait notre présence indéfectible. On la choisissait. Tant pis pour Daniel. Après tout, c’est lui qui était tombé raide dingue amoureux d’une plus jeune. Lui qui foutait le bordel. Marie avait douze ans, Melissa cinq ans. Caroline avait beaucoup pleuré cette nuit-là. Et nous serré les poings. Mélange de rage et d’impuissance.
dimanche 15 janvier 2012
Au bord de la rivière (5)
Episode 1 là.
Episode 2 ici.
Episode 3 ici.
Episode 4 là.

Elle l’avait croisé le lendemain de son arrivée. A la caféteria. Ce fut une décharge qui la cloua de part en part. Elle s’était organisée une vie à peine différente. Aucun homme n’était venu à sa rencontre. Et vice versa. Elle n’avait pas cherché.
Elle avait vendu le pavillon, elle n’avait jamais aimé les pavillons, surtout celui-là.
Elle fut agréablement surprise à la vente : l’acheteur lui demanda si c’était possible qu’elle lui cède également les meubles et l’équipement. Elle avait accepté. Même de lui vendre la voiture et d’autres bricoles. Elle fut assez surprise de garder si peu de choses. Quelques photos. Une bague. Ses disques. Un ordinateur. Elle ne sentait pas à faire table rase du passé. Elle trouvait plutôt que ce passé ne pesait pas bien lourd. Elle pensait parfois à Daniel. Mais sans plus. Elle se rendait par devoir sur sa tombe. Appréciant surtout le calme du lieu, surtout l'été suivant, il faisait bon, alors.
Elle avait repris son travail. S’était habituée à être la veuve.
Quelques mois plus tard, elle vit Eric à la cafétéria. Elle sentit que son nulle part venait de basculer et que peut-être même il allait l’emmener quelque part. Elle ne lâcha pas le morceau. Laissa cet homme bousculer ses pensées. Réveiller ses rêves. Ils s'étaient pourtant à peine parlé.
Malgré le rien qui accompagna pendant quelques temps leur aventure, connaissant son amie et son incroyable patience, Sandra venait de temps à autres aux nouvelles.
- On n’est pas non plus dans une course de vitesse, avait dit Audrey un jour.
- Oui mais quand même. Tu ne vas pas passer ta vie à attendre, transie, qu’il te dise quelque chose !
- Mais je n’attends pas, je n’attends rien, Sandra. Je ne suis pas comme toi, moi. Je sais que j’ai besoin de temps. Et je pense que lui aussi. Je m'accommode très bien de la situation, crois-moi.
- Tu parles, tu ne sais même pas s’il t’a vue. Si ça se trouve, il n’a aucune idée du fait qu’une Audrey l’attend quelque part. Euh, je veux dire, est tout près de lui, là, sous ses yeux, tous les jours. Une Audrey qui a flashé sur lui et qui ne dit rien, parce que jamais elle ne dit les choses, elle attend que ça se passe.
Audrey ne s’offusquait jamais des envolées de Sandra. Elles étaient si différentes, elle s’était habituée. Elle n’en loupait pas une miette, même.
Sandra était de tous les coups, si l’on peut dire. Présente sur les réseaux sociaux, prompte une semaine sur deux à fréquenter les boites les plus sombres et à répondre aux invitations y compris les plus loufoques, charmeuse, et puis l’autre semaine, celle où avait ses enfants, métamorphosée en mère admirable et disponible, en mère éplorée, aussi, car alors, sa solitude lui déchirait les tympans.
Chaque jour devenait une gorgée dont elle s’emplissait et dont elle se vidait sitôt les enfants retournés chez leur père.
Même à cela Audrey s’était habitué. L’avait admis. Accepté. D’emblée. Une simple question de principe. Elle avait toujours eut cette capacité, ce don disaient ses parents, cette force ajoutait Sandra.
- Comment tu fais donc pour être comme ça ? lui demandait souvent son amie.
Ce jour-là, elles en parlèrent. Sandra s’était resservi un verre de Porto.
- Tu bois trop. Il n’est que 16 heures.
- Je n’aime pas le Porto, de toutes façons.
- Alors, tu me réponds ? Comment tu fais pour prendre les événements comme ça ? Tu es égale. On dirait que rien ne te choque. Que rien ne te surprend. Des fois, franchement, ça me fait peur. J’ai peur pour toi.
- Mais non. Tu le sais comme moi. C’est pour toi, que tu as peur. Et on en a déjà parlé six mille fois. Je n’ai pas peur.
- Alors pourquoi il ne se passe rien avec ton Eric ?
- Ce n’est pas mon Eric. Et il se passe rien parce que pour le moment, il n’y a aucune raison que quelque chose se passe. Je suis bien, moi, avec cette sensation qui me fait penser à lui, qui me saisit quand je l’aperçois. Je m’endors avec le soir. Des fois, je me réveille avec elle. Je n’en demande pas plus.
Eric, de son côté, n’avait rien vu. Rien capté, disons.
Il l’avait aperçue à la cafeteria, il avait regardé sa nuque pendant qu’il attendait pour son café, aimant cette nuque, se disant on dirait qu'elle n'attend que moi et puis il s’en était retourné à ses occupations.
Dans ces grosses boites, on croise toujours beaucoup de gens et si l'on s'arrête quelques instants sur un nouveau visage, on reprend vite ses habitudes, comme de vieux chaussons.
Le lendemain, elle était passée dans le couloir, cherchant de quoi décorer son bureau. Il ne se rappelait plus tellement le son de sa voix mais se remit la nuque en tête. Sourit. Apprécia cette femme qui lui donnait un sourire. Elle s’était servie en affiches diverses et s’en était repartie. Par la suite, il l’avait aperçue quelques fois. Elle travaillait là elle aussi.

Elle l’avait croisé le lendemain de son arrivée. A la caféteria. Ce fut une décharge qui la cloua de part en part. Elle s’était organisée une vie à peine différente. Aucun homme n’était venu à sa rencontre. Et vice versa. Elle n’avait pas cherché.
Elle avait vendu le pavillon, elle n’avait jamais aimé les pavillons, surtout celui-là.
Elle fut agréablement surprise à la vente : l’acheteur lui demanda si c’était possible qu’elle lui cède également les meubles et l’équipement. Elle avait accepté. Même de lui vendre la voiture et d’autres bricoles. Elle fut assez surprise de garder si peu de choses. Quelques photos. Une bague. Ses disques. Un ordinateur. Elle ne sentait pas à faire table rase du passé. Elle trouvait plutôt que ce passé ne pesait pas bien lourd. Elle pensait parfois à Daniel. Mais sans plus. Elle se rendait par devoir sur sa tombe. Appréciant surtout le calme du lieu, surtout l'été suivant, il faisait bon, alors.
Elle avait repris son travail. S’était habituée à être la veuve.
Quelques mois plus tard, elle vit Eric à la cafétéria. Elle sentit que son nulle part venait de basculer et que peut-être même il allait l’emmener quelque part. Elle ne lâcha pas le morceau. Laissa cet homme bousculer ses pensées. Réveiller ses rêves. Ils s'étaient pourtant à peine parlé.
Malgré le rien qui accompagna pendant quelques temps leur aventure, connaissant son amie et son incroyable patience, Sandra venait de temps à autres aux nouvelles.
- On n’est pas non plus dans une course de vitesse, avait dit Audrey un jour.
- Oui mais quand même. Tu ne vas pas passer ta vie à attendre, transie, qu’il te dise quelque chose !
- Mais je n’attends pas, je n’attends rien, Sandra. Je ne suis pas comme toi, moi. Je sais que j’ai besoin de temps. Et je pense que lui aussi. Je m'accommode très bien de la situation, crois-moi.
- Tu parles, tu ne sais même pas s’il t’a vue. Si ça se trouve, il n’a aucune idée du fait qu’une Audrey l’attend quelque part. Euh, je veux dire, est tout près de lui, là, sous ses yeux, tous les jours. Une Audrey qui a flashé sur lui et qui ne dit rien, parce que jamais elle ne dit les choses, elle attend que ça se passe.
Audrey ne s’offusquait jamais des envolées de Sandra. Elles étaient si différentes, elle s’était habituée. Elle n’en loupait pas une miette, même.
Sandra était de tous les coups, si l’on peut dire. Présente sur les réseaux sociaux, prompte une semaine sur deux à fréquenter les boites les plus sombres et à répondre aux invitations y compris les plus loufoques, charmeuse, et puis l’autre semaine, celle où avait ses enfants, métamorphosée en mère admirable et disponible, en mère éplorée, aussi, car alors, sa solitude lui déchirait les tympans.
Chaque jour devenait une gorgée dont elle s’emplissait et dont elle se vidait sitôt les enfants retournés chez leur père.
Même à cela Audrey s’était habitué. L’avait admis. Accepté. D’emblée. Une simple question de principe. Elle avait toujours eut cette capacité, ce don disaient ses parents, cette force ajoutait Sandra.
- Comment tu fais donc pour être comme ça ? lui demandait souvent son amie.
Ce jour-là, elles en parlèrent. Sandra s’était resservi un verre de Porto.
- Tu bois trop. Il n’est que 16 heures.
- Je n’aime pas le Porto, de toutes façons.
- Alors, tu me réponds ? Comment tu fais pour prendre les événements comme ça ? Tu es égale. On dirait que rien ne te choque. Que rien ne te surprend. Des fois, franchement, ça me fait peur. J’ai peur pour toi.
- Mais non. Tu le sais comme moi. C’est pour toi, que tu as peur. Et on en a déjà parlé six mille fois. Je n’ai pas peur.
- Alors pourquoi il ne se passe rien avec ton Eric ?
- Ce n’est pas mon Eric. Et il se passe rien parce que pour le moment, il n’y a aucune raison que quelque chose se passe. Je suis bien, moi, avec cette sensation qui me fait penser à lui, qui me saisit quand je l’aperçois. Je m’endors avec le soir. Des fois, je me réveille avec elle. Je n’en demande pas plus.
Eric, de son côté, n’avait rien vu. Rien capté, disons.
Il l’avait aperçue à la cafeteria, il avait regardé sa nuque pendant qu’il attendait pour son café, aimant cette nuque, se disant on dirait qu'elle n'attend que moi et puis il s’en était retourné à ses occupations.
Dans ces grosses boites, on croise toujours beaucoup de gens et si l'on s'arrête quelques instants sur un nouveau visage, on reprend vite ses habitudes, comme de vieux chaussons.
Le lendemain, elle était passée dans le couloir, cherchant de quoi décorer son bureau. Il ne se rappelait plus tellement le son de sa voix mais se remit la nuque en tête. Sourit. Apprécia cette femme qui lui donnait un sourire. Elle s’était servie en affiches diverses et s’en était repartie. Par la suite, il l’avait aperçue quelques fois. Elle travaillait là elle aussi.
mardi 20 décembre 2011
La boite
légende. |
J'ai reçu la boite de cassoulet dans mon courrier. Je n'avais pas reconnu d'écriture. Je n'avais pas ouvert tout de suite l'enveloppe kraft. Posée sur le meuble dans l'entrée, je la vis à nouveau quelques heures plus tard. Fin de journée. Presque par hasard. Elle m'était sortie de la tête. Tout me revint d'un coup.
J'ai ouvert. Mon coeur a fait un sprint. Je suis parti dans la foulée.
J'ai roulé d'une traite et je me suis retrouvé sur les hauts de Cornus alors que la nuit n'était pas encore partie. Le jour se levait à peine. Il fallait le savoir. Avoir l'oeil. Tendre l'oreille.
J'avais pose la boite à côté de moi, sur le siège passager.
Un passager dont la conversation m'avait tenu éveillé sans difficultés.
J'ai commencé à grimper et lorsque je suis arrivé, il était là, évidemment.
Il n'avait pas perdu cette habitude de surgir, comme ça, d'un endroit d'où on ne l'attendait pas alors que lui attendait avec la patience du chasseur. Sûrement qu'il m'avait vu arriver, qu'il m'avait regardé monter. Il était de ceux qui n'ont pas besoin de jumelles.
Il n'avait pas non plus inventé les civilités.
Nous ne nous étions pas vus depuis 28 ans et ses premiers mots furent pour me dire qu'il avait préparé le feu. De fait, regardant derrière lui, j'aperçus de la fumée. Je frissonnai. Je n'étais pas fâché de me rapprocher et de me réchauffer.
La gamelle était là.
J'y versai le cassoulet.
Le café attendrait.
Je regardais alentour pendant que je touillais. Il s'était assis. Nous respirions. Il but de l'eau. Enfin, il avait une gourde. Ne me proposa rien.
J'éteignais dans ma tête les mille et une phrases qui me venaient, parfois dans l'ordre, souvent dans le désordre. Je retrouvais ce langage inconnu. Ce langage oublié.
Il sortir de je ne sais où deux gamelles en fer blanc. Deux couteaux suisse. Il me les tendit. Je versai le cassoulet, veillant à ce que nous ayons chacun une saucisse. Il mangea aussitôt. Je me brûlai. Il sortit du pain. Nous raclâmes en silence. N'en laissant pas une goutte. Pas une miette.
Tout était si loin, de prime abord. Et tout était revenu en une fraction de seconde, en vérité.
Nous mangions ce cassoulet reprenant l'histoire là où elle était restée. Plus une trace de ces vingt-huit années et pendant que je crevais d'envie de les évoquer, ces 28 ans, de nous les raconter, lui essuyait consciencieusement son assiette. Toute cette route pour nous rapprocher, nous retrouver et en réalité nous savoir encore aux antipodes l'un de l'autre.
Les nuages ressemblaient à des ballons de baudruche dont on avait enfin décidé de lâcher la bride.
On voyait devant, maintenant. On voyait dessous, surtout. Je n'avais pas la moindre idée de ce que Guillaume allait faire. Quant à moi, mes idées, elles étaient mortes lorsqu'il avait débarqué. Mes promesses s'étaient volatilisées.
Je repris un bout du pain.
Il m'a dit que Lucie était morte. Il a juste dit ça, comme ça : Lucie est morte.
Il a pris le fusil que je n'avais pas vu et qui était posé à côté de lui. Il m'a dit, on va trouver le salaud qui a fait ça. Il a juste dit : On va trouver le salaud qui a fait ça.
Et puis il s'est tiré une balle dans la tête.
Une fraction de seconde avant, il m'avait lancé un bout de papier. Chiffonné.
Dessus, une adresse.
Musique inspirante
La boite
légende. |
J'ai reçu la boite de cassoulet dans mon courrier. Je n'avais pas reconnu d'écriture. Je n'avais pas ouvert tout de suite l'enveloppe kraft. Posée sur le meuble dans l'entrée, je la vis à nouveau quelques heures plus tard. Fin de journée. Presque par hasard. Elle m'était sortie de la tête. Tout me revint d'un coup.
J'ai ouvert. Mon coeur a fait un sprint. Je suis parti dans la foulée.
J'ai roulé d'une traite et je me suis retrouvé sur les hauts de Cornus alors que la nuit n'était pas encore partie. Le jour se levait à peine. Il fallait le savoir. Avoir l'oeil. Tendre l'oreille.
J'avais pose la boite à côté de moi, sur le siège passager.
Un passager dont la conversation m'avait tenu éveillé sans difficultés.
J'ai commencé à grimper et lorsque je suis arrivé, il était là, évidemment.
Il n'avait pas perdu cette habitude de surgir, comme ça, d'un endroit d'où on ne l'attendait pas alors que lui attendait avec la patience du chasseur. Sûrement qu'il m'avait vu arriver, qu'il m'avait regardé monter. Il était de ceux qui n'ont pas besoin de jumelles.
Il n'avait pas non plus inventé les civilités.
Nous ne nous étions pas vus depuis 28 ans et ses premiers mots furent pour me dire qu'il avait préparé le feu. De fait, regardant derrière lui, j'aperçus de la fumée. Je frissonnai. Je n'étais pas fâché de me rapprocher et de me réchauffer.
La gamelle était là.
J'y versai le cassoulet.
Le café attendrait.
Je regardais alentour pendant que je touillais. Il s'était assis. Nous respirions. Il but de l'eau. Enfin, il avait une gourde. Ne me proposa rien.
J'éteignais dans ma tête les mille et une phrases qui me venaient, parfois dans l'ordre, souvent dans le désordre. Je retrouvais ce langage inconnu. Ce langage oublié.
Il sortir de je ne sais où deux gamelles en fer blanc. Deux couteaux suisse. Il me les tendit. Je versai le cassoulet, veillant à ce que nous ayons chacun une saucisse. Il mangea aussitôt. Je me brûlai. Il sortit du pain. Nous raclâmes en silence. N'en laissant pas une goutte. Pas une miette.
Tout était si loin, de prime abord. Et tout était revenu en une fraction de seconde, en vérité.
Nous mangions ce cassoulet reprenant l'histoire là où elle était restée. Plus une trace de ces vingt-huit années et pendant que je crevais d'envie de les évoquer, ces 28 ans, de nous les raconter, lui essuyait consciencieusement son assiette. Toute cette route pour nous rapprocher, nous retrouver et en réalité nous savoir encore aux antipodes l'un de l'autre.
Les nuages ressemblaient à des ballons de baudruche dont on avait enfin décidé de lâcher la bride.
On voyait devant, maintenant. On voyait dessous, surtout. Je n'avais pas la moindre idée de ce que Guillaume allait faire. Quant à moi, mes idées, elles étaient mortes lorsqu'il avait débarqué. Mes promesses s'étaient volatilisées.
Je repris un bout du pain.
Il m'a dit que Lucie était morte. Il a juste dit ça, comme ça : Lucie est morte.
Il a pris le fusil que je n'avais pas vu et qui était posé à côté de lui. Il m'a dit, on va trouver le salaud qui a fait ça. Il a juste dit : On va trouver le salaud qui a fait ça.
Et puis il s'est tiré une balle dans la tête.
Une fraction de seconde avant, il m'avait lancé un bout de papier. Chiffonné.
Dessus, une adresse.
Musique inspirante
lundi 5 décembre 2011
Esquive (2)
Désormais, du silence flottait dans ce café pourtant bruyant. C'était comme un nuage floconneux qui se plairait là et qui déciderait de ne plus bouger malgré le vent contraire. Au point qu'elle attaqua sa seconde tarte. J'aurais aimé qu'elle m'en mette une, là, tout de suite. Mais nous n'étions pas encore assez intimes, c'était évident. Qu'elle y aurait songé qu'elle ne l'aurait probablement pas osée. Je profitai du moment pour vérifier, regardant alentour, si seul notre silence s'était pointé ou si d'autres trainaient dans les partage. Rien, évidemment. Pas grand chose, disons. Ah, si, là-bas, peut-être. Ce couple. Quoi que non. A bien y observer, je sentis que ce n'était pas un silence, entre eux, c'était bien davantage, plus épais, corné, usé. une guerre, sourde et froide, de celles qui se nouent sans mots. Loin, le silence. Jeté. Vidé de sa substance. Exsangue. Pourquoi restaient-ils côte à côte, d'ailleurs ? Je me le demandais. Pourquoi s'infligeaient-ils cette proximité ? N'avaient-ils donc pas d'autres gens avec qui tuer le temps ? Des amis, de la famille, un prêtre, un avocat, une tireuse de carte ? Je passai d'autres tables en revue. Il y avait beaucoup de monde. C'était l'après-midi. Un samedi. Ce n'était pas si étonnant, en fait. Qu'il y ait beaucoup de monde. J'aurais eu une montre, je l'aurais consultée tellement je ne savais plus ni quoi faire ni quoi dire après ma longue tirande et en attendant que Sylvie dise que chose. Mais je n'avais pas de montre. Je cherchai des yeux une pendule que je ne trouvai pas. Je regardai Sylvie sans la regarder, quand je remarquai ce type. Au comptoir. Il avait de la terre aux semelles. Il portait des bottes, le genre à venir se jeter un godet de courage avant d'aller bosser, ou de s'en jeter un après le boulot, ou les deux, je n'en savais rien, après tout. J'en était à me demander ce qu'un type des champs venait faire en tenue à la brasserie de la gare, en pleine ville, quand je remarquai que Sylvie avait quitté son regard parti net au moment de mes premières paroles et venait d'en prendre un autre. Elle déshabilla le silence et je lui en sut gré. Tout n'était pas perdu pour ma première relation sexuelle. Vraiment. Tu as mangé de la terre... Mangé de la terre... De la terre... Cela me suffisait. Elle me donnait vraiment l'impression de vouloir faire entrer au burin dans sa tête chacun des mots pendant que je me demandais comment j'allais remonter la pente avec elle surtout avec le peu de temps qui nous restait. Son excitation des premières minutes, son exubérance, s'étaient envolées. Sa voix avait changé. Plus posée, maintenant. Avec des mots prononcés plus lentement. Le teint plus grave. Ca ne pinchait plus. Elle me croyait, je le sentais, et si je n'en éprouvais aucune fierté, je devais quand même ressentir une sorte de soulagement. Elle m'avait toujours cru capable de tout. En même temps, elle n'y croyait pas, tout bonnement parce que c'était incroyable. Tuer quelqu'un. Et manger de la terre. Incroyable. Je n'avais pas évoqué le cadavre. La prison. Les "experts", vus et revus. Mystère, un point c'est tout, restons-en là cher Monsieur. Bracelet électronique, néanmoins. Exceptionnellement, je l'avais mis à mes pieds. Pas au poignet. Cheville gauche. Pas poignet droit. Ca ne manquait pas de m'interroger, ça m'occupa d'ailleurs un bon moment durant le trajet : mais comment allais-je faire lorsque nous serions au lit ? Au point que j'avais opté pour une relation qui se ferait à la va-vite, debout, moins glamour, et de surcroît plus conforme avec le temps que je m'étais imparti. Le couple s'était levé. Il paya. Elle marcha devant. Il suivit. Il avait envie de quoi ? Sylvie devait en être aux points de suspension de sa phrase car un peu après, elle ajouta : Mais c'est dingue ! Dingue ! Elle souriait, maintenant. Un peu. Les bottes avaient quitté le comptoir, j'avais terminé mon thé, j'hésitais. Ce sourire, était-il peur ? Moquerie ? Promesse, genre celle-là pour sûr, je vais la raconter. Je frissonnai à cette perspective, me voyant star chez le coiffeur, puis à la pause entre collègues, héros des soirées entre amis, et même des soirées où l'on ne se connaît pas. Un vernissage d'expo, peut-être ? Un pot après un spectacle ? Sylvie était de ceux qui vivent à mille à l'heure, se plaignant de leur célibat tout en le vantant dés qu'elle en avait l'occasion. Comme les banlieusards faisaient la promotion du Paris avec tous ces spectacles mais qu'ils n'avaient jamais le temps d'aller voir. Ces pensées étaient de toutes façons stupides de ma part : je n'étais venu ici que quelques heures. Pas plus de quelques heures. C'est ce que je lui avais écrit. C'est ce que j'avais fait. Elle m'avait retrouvé je ne sais comment, par le web en tout cas. Elle avait osé, ce sont ses mots, m'envoyer un mail qui avait flingué net près de trente années de rien. Hésitante, intéressée, passionnée même à certains moments, fougueuse, nous avions correspondu quelques temps. Je suivais finalement plutôt bien la cadence. Je ne crachais pas sur cette occupation, j'en conviens. Ils m'aéraient. Je n'étais pourtant pas d'excellente compagnie, il me semble. Je ne lui posais aucune question, par exemple. J'en avais perdu l'habitude. Ou alors elles me venaient après. De toutes façons, elle m'en posait des tas, sur tout, et rien qu'y répondre sans perdre le fil me demandait pas mal de concentration. Ca faisait la balance. Elle questionnait comme le font ceux qui veulent s'éviter. J'étais impressionné qu'elle ne soit pas plus curieuse que ça, mais elle avait visiblement tant de choses à dire... Au départ, je trouvais cela un peu puéril, ces retrouvailles. Pour moi, ces échanges étaient forcement voués à l'échec, sans issue. C'était déjà complètement improbable, ce qu'il se passait là puisque je n'avais pris une adresse email que par hasard. Pour m'inscrire sur un site ou un truc comme ça. Qui donc aurait pu m'écrire, désormais ? Et à qui donc aurais-je pu envoyer des missives, à part à des inconnus ? Je m'en étais gavé un moment, au début, et puis tout passe, comme on dit. Alors Sylvie, pourquoi pas ? D'autant que j'y trouvais aussi mon compte. Et puis notre correspondance me sortait de mon tout seul. Bien sûr, j'avais besoin de temps, ça remuait, aussi, tout cela. Forcément. Surtout que je ne me souvenais plus si nous avions eu ou non une relation. Cette question me taraudait finalement plus que tout le reste. Je creusais dans mes souvenirs aussi profondément que possible mais impossible de me souvenir. Chaque mail reçu lançait le clignotant, les feux de détresse, chaque réponse me faisait palpiter. Pendant les temps morts, je me disais qu'à défaut, ça pourrait bien se rattraper. Quelque chose me reviendrait peut-être, alors. Ca faisait longtemps que je n'avais pas pensé à quelque chose pouvant survenir. Je n'aurais pas craché dessus, quelle que soit la physionomie de Sylvie du moment. Quel que soit son caractère. Sa vie. Je connaissais suffisamment la mienne, après tout. Un jour, elle me demanda si elle pouvait venir me voir. Je n'en fus pas plus surpris que cela. Ses assauts témoignaient de son impatience, canalisées néanmoins, et révélaient un sens de l'action que je lui enviais, à quelques moments. J'en ai très envie, vraiment, mais au fait, tu habites où précisément elle m'avait demandé un jour sans que lui réponde puisque je lui proposai aussitôt de venir la voir. C'est plus simple, j'avais dit. Et puis ça fait tellement longtemps que je ne suis pas venu ! Elle avait ricané. Ô, tu sais, ça n'a pas bougé ici. Mais d'accord. Je t'attendrai à la brasserie. Elle me communiqua son numéro de portable. Au cas où. Je ne me souvenais de rien mais je lui dis ok. Je ne lui donnai pas le mien, de numéro. Nous avions échangé quelques anecdotes et puisque j'étais maintenant convaincu que c'était bien elle, Sylvie, la Sylvie comme on disait, j'avais de toutes façons saisi qu'on ne couperait pas à la rencontre. Il n'était évidemment pas question qu'elle vienne ici. Je ne pouvais donc pas faire autrement. Revenir. En ville. Cette ville. Ma ville. Ca me terrorisait. Je viens un samedi, je lui avais écrit, la semaine, j'ai trop de boulot. Je n'avais pas estimé nécessaire de préciser que je n'en avais pas, de boulot. Quelques heures, je ne peux pas plus. Je n'avais pas souhaité non plus préciser qu'en réalité, j'aurais pu la rejoindre sur le champ et rester le reste de mes jours en ville. Je voulais contrôler ce que je pouvais. Le réglement, de toutes façons, me permettait à peine des escapades. Le médecin par contre voyait cela d'un bon oeil. Ca sera déjà super, s'était-elle exclamée. J'admirais sa ténacité, vraiment. Peut-être même que je la lui enviais. Je m'étais retiré tellement loin. Ou alors c'est sa solitude, que je percevais aisément, qui lui faisait battre des mains à tout rompre à la moindre de mes phrases, je ne sais pas. C'est vrai que dans son flot, elle n'avait guère évoqué sa vie personnelle, j'avais l'impression qu'elle l'avait plutôt soigneusement recroquevillée. Ça devait l'arranger que je ne sois pas plus interrogatif que ça. Je m'en tînt là. Mille fois dans le train je m'étais maudit. Mille fois dans le train je m'étais décidé à quitter le wagon à la prochaine gare. Mille fois je ne le fis pas. Mille fois je trouvai tout cela idiot en même temps qu'une force semblait cette fois m'animer. Ca faisait longtemps et si je ne m'étais pas surveillé de près, comme on porte sa croix en se disant que tout va bien, on la porte, sûrement que je me serais supris à chantonner, ou à tapoter des mains sur le rebord de la fenêtre. Une petite fille s'était approchée de moi et m'avait longuement regardé et puis elle était partie. Je ne sus si son absence d'expression était son attitude habituelle ou si par effet de miroir elle recopiait instinctivement ce que mon propre visage dégageait. Je plongeai le menton dans mon cou. De ma ville actuelle à celle de Sylvie, ville qui fut naguère la mienne mais où je n'étais encore jamais retourné faute d'envie et de raison, enfin plutôt, du fait de trop de raisons, il n'y avait de toutes façons aucune étape. Actionner le freinage d'urgence eut été dans mes cordes, au moins dans l'intention, mais la force des actes était cette fois la plus forte. Elle massacrait tout sur son passage et j'en étais tout étonné moi-même. Je me prenais à imaginer que pendant toutes ces années, j'avais en réalité stocké de l'énergie et au moment où les bras m'en tombaient, elle était là, cette énergie. De toutes façons, c'est précisément pour cette absence d'étape que j'avais choisi ce train-là. Plus cher, mais plus sûr : pas de marche arrière possible. Voit-on des trains rebrousser chemin ? Le médecin avait opiné du chef. C'est bien, avait-il semblé dire. Autour de moi, dans le compartiment, insensibles à la très grande vitesse et à mes interrogations, des gens lisaient. D'autres somnolaient. Une maman essayait tant bien que mal de contenir ses enfants mais elle ne contenait rien, en fait. Son sourire semblait désolé. L'euphorie des enfants était palpable. Je l'imaginais, cette femme, divorcée, ou quelque chose de ce goût-là. Elle avait l'air fatiguée, portait des rides comme on affiche des phrases qui ne disent pas leur nom, et semblait épuisée même, autant le dire tout net, de ces fatigues que portent les femmes et les hommes dont le destin s'est coupé en deux à un moment de leur vie et ils assurent, vaille que vaille, jour après jour. Elle avait dû être belle, cette femme. Gentille, ça s'est sûr. Mais c'était avant. Joli bouquet fâné. Je nous trouvais de la ressemblance, finalement. J'esquissai un sourire mais ses yeux vides ne me répondirent pas. Tout cela était sans commune mesure. Sylvie continuait à dire de la terre, de la terre et je sursautai. Mon réveil venait de sonner. Mon portable, plutôt. Je l'avais mis en mode réveil, pour être sûr de ne pas louper le train du retour. Que j'avais de moins en moins l'intention de prendre. Je le sentais. Plus le réveil sonnait, plus je songeais que je ne le prendrais pas ce train, plus j'étais certain que Sylvie n'allait pas me lâcher comme ça. C'est moi qui songeait à m'agripper à elle, en vérité. Oui, c'est surtout moi qui songeait à m'agripper à elle, je n'avais pas l'intention de me le cacher, cette fois. Pas du tout. Quoi qu'il m'en coûta. Je voulais en terminer avec ça. Fallait que je décide. Que je me mette en action. Je songeais de plus en plus à un ébat, ça me mettait des petites étoiles dans la tête, et je ne me maudissais pas. Du tout. Je savais d'où je venais. Par où j'étais passé. Ca faisait bien longtemps, bien avant la prison en tout cas, que je n'avais pas eu cette sensation, l'impression qu'une chance, enfin, clignotait quelque part dans mon ciel. Il avait un visage, un prénom, un lieu. C'était rafraîchissant. Chaud. J'avais toujours aimé le chaud. J'étais certain d'une chose, et en ces temps où l'on manque singulièrement de convictions je ne crachais pas dans la soupe : il ne faudrait pas compter sur moi pour tendre l'autre joue. Pas cette fois. Ca non. Je me demandais juste si j'en aurais la force. Je connaissais le combat. Aurais-je l'énergie de m'y engouffrer ? J'avais beaucoup de choses à faire, en somme. Je n'étais pas revenu ici depuis si longtemps que ma mémoire en était toute perdue... Et je n'avais encore pas regardé grand chose... Pas pu. Pas osé. C'était encore au-dessus de mes forces, mais elle regrimpaient en flèche et je n'avais aucune raison de désespérer. J'avais évité ce retour avec tant d'assiduité, pendant plusieurs éternités, que je ne pouvais pas totalement être surpris non plus. Ce n'était pas si loin cette fois où j'étais arrivé à quelques dizaine de kilomètres de la ville et m'en étais retourné, penaud, incapable. Je ne pouvais pour autant pas dire que je savourais l'instant, que je pataugeais dans la marre du bonheur, ça non. Fallait pas exagérer, non plus. Me retrouver dans un café bondé, alors que dehors régnait un ciel gris et il pleuvait, il y avait mieux comme extase mais j'étais chiche dans mes contentements. Habitué à peu. Conscient de l'avancée. Il n'y a pas si longtemps, je me serais prostré, j'aurais enfoui ma tête sous mes genous ou quelque chose de style-là, de guerre lasse, je me serais endormi alors que là, j'étais éveillé et je sentais que quelque chose se passait. Faute de mieux, j'essayais d'apprécier cet instant. Pas tous les jours qu'on vous sert le dessert sur un plateau avec un sourire en prime. La trouille me gueulait dans les oreilles et s'agrippait à mes jambes. J'avais la tripe si serrée que seule une épingle semblait pouvoir y pénétrer. Mon coeur s'agitait avec constance. L'échine s'était muée en ruisseau. La migraine était à la lisière des tempes. J'avais la bouche sèche et but un peu d'eau. Il faisait chaud, oui. Sacrément chaud et ça attaquait de partout. Mais sans me prendre pour un carnassier, j'avais dans un de mes tréfonds une once de sourire. Sylvie avait déboulé. Je n'étais pas seul. Pas tout seul. C'était en soi un événement. Le doc en aurait été ravi, je pense. Je l'aurais bien vu quelque part dans ce café, à me regarder, sourire en coin, se triturant le menton d'un air absorbé, concentré plutôt. Je scrutais arrière pendant qu'elle me racontait sa vie de ces dernières années, j'aurais été bien incapable d'en dire quoi que ce soit en hochant de la tête, et je voyais quoi : quinze, vingt ans ? Ils pesaient lourd, j'en percevais le poids, j'en captais les ronces, et à la fois, ils ne pesaient plus rien avec ces yeux que je croisais enfin, des yeux qui me regardaient, me voyaient, me dévoraient parfois, me scrutaient, s'inquiétaient un peu, aussi. Elle ne s'en remettait pas, pour tout dire. Elle essayait de me titiller pour que j'en dise plus sur cette terre mangée alors que j'étais dans une autre vie et Stéphanie toujours de ce monde. Je pouvais comprendre et d'ailleurs, je comprenais. J'étais juste incapable de me poser des questions pour elle. Oui, incapable. Ceci dit, l'envie ne me venait pas tellement j'avais renoncé de ce côté-là. Tellement tout avait été bouté hors de mon champ de conscience. Le médecin m'avait prévenu. Ce sera long. Il ne m'avait pas dit que souvent, ça ne me semblerait pas loin d'être impossible. Mais je ne renonçais pas bien que j'en ai souvent la tentation. J'avais mangé de la terre, et l'avant avait comme disparu de moi. La chimie ne devait pas aider, c'est certain. Car évidemment, on m'avait bourré de camisole intérieure, comprimés, injections et le bracelet n'arrangeait pas la piètre image que j'avais fini par me construire. Mes souvenirs peu à peu s'étaient éteints, brouillés, comme bousillés et pourtant, je le sentais, je cavalais derrière eux. Je m'étais arrimé. Instinct. On évoquait une forme d'amnésie. Je ne savais plus si c'était la leur qu'ils me faisaient avaler sous forme de comprimés ou la mienne qui était scientifiquement entretenue. J'en étais arrivé à détester un mot qu'on me servait à bien des sauces : protocole. Mon arbre était celui-ci : je me souviens juste que je suis en train de marcher, errer plus tôt, dans une campagne nuiteuse. Je fais du stop le long d'une route peu fréquentée et je termine dans une station service où un chauffeur routier m'a déposé, lassé sans doute que je ne dise rien, hagard, le pull en sang. Bien des années plus tard, j'aimerais le remercier. Pour autant, il n'était pas question que j'éprouve de la culpabilité. L'absence de souvenir n'avait rien de confortable, je me répétais cette phrase, et rien ne me disait que j'étais coupable. Le procès n'avait rien révélé. Mon silence, m'avait dit l'avocat, jouait contre moi. Je ne joue à rien, j'avais dit. Et j'avais payé. Cher. J'avais donné. Beaucoup. Dans ces cas-là, on apprend vite. Quand on a tellement peu reçu, à un moment, la balance indique qu'on a envie de prendre. Sylvie avait déboulé par la magie, je ne trouvais pas d'autre mot. Je n'en cherchais pas d'autre non plus. C'est impressionnant comme un mail qui tombe un jour dans une boite aux lettres sans crier gare, un mail anodin de prime abord, peut changer une vie. Disons plutôt une existence. Plus rien, après, ne ressemble à ce qui était, avant. Je me disais ça pendant qu'elle terminait sa bouchée de tarte au flan. J'avais envie de lui dire que ça ne la rendait pas très appétissante. Mais je me tus, une fois encore, me demandant quel plaisir elle pouvait bien trouver à ma compagnie. Sans doute cherchait-elle quelque chose ? Elle continuait de froncer les sourcils. Mon portable en mode réveil s'était mis à vibrer. Je donnai l'explication d'un haussement de sourcils et cru utile de préciser : Ce n'est pas grand chose. Finalement, ça ne sent rien de particulier, la terre. C'est un peu comme du sable. Peut-être était-ce la tarte au flan, qui la turlupinait. Ou le téléphone. J'embrayai : Elle n'est pas bonne ? Le téléphone, c'est rien, c'est moi qui l'ai mis en mode réveil, rapport à mon train. Ce n'était pas bien brillant. J'en étais conscient. Elle me coupa la parole. Mais voyons, ce n'est pas ça. Ce qui est dingue, complètement dingue, c'est que tu aies fait ça. Que tu en sois venu à faire ça. Que tu aies été capable de le faire. Franchement, personne ne mange comme ça de la terre. Personne. Elle ne lâchait pas, c'était évident. Pendant ce temps-là, je pensais qu'en vérité, peu de gens osaient le dire, tout simplement. Si ça se trouve, pas mal de personnes mangeaient de la terre, c'était leur jardin secret. On m'avait rapporté quelques paysannes croyances,d'ailleurs. Elles préconisaient de manger chaque jour une cuillérée de terre, c'était bon pour la santé, ça protégeait. Comme une prière, version potager. Ou potion magique. Peu de gens y songeaient, tout simplement. Il ne fallait pas forcément s'en étonner. Ce béton, partout.... Elle reprit de la tarte. Elle me rappelait Odile, à l'hôpital, l'un de ces hôpitaux où j'ai séjourné. Elle aussi mangeait et mangeait encore. Dés qu'elle avait une émotion, hop, elle enfournait. Maigre comme un clou, pourtant. Elle n'avait jamais pu expliquer. Tu fumes bien, toi, elle m'avait dit. Ce n'était pas très joli, la manière dont Sylvie enfournait ça, et ça m'aurait gâché la vibration qui continuait à me serrer le ventre en d'autres circonstances, ça me semblait évident. Je trouvais le geste un peu trop violent pour être parfaitement limpide. Mais je ne prêtais plus attention à mes observations. J'aurais dû. De nouveau je refoulai mes pensées. Me disant que je ne voulais pas entrer dans son monde. Pas du tout. Le fil était mince, pas épais pour deux sous : je n'étais pas prêt non plus la laisser trop entrer dans le mien. J'avais lâché cette phrase, comme une réponse à son mail finalement, comme une main que l'on tend malgré soi. Voilà tout. Peut-on juger de la nervosité des autres ? Peut-on estimer que telle nervosité vaut mieux qu'une autre ? Je n'en étais pas persuadé, en fait. Elle était arrivée bien avant moi, il est vrai, cela aurait pu m'alerter. Mais j'avais rejoint la clique des stoïques, ceux que plus rien ne surprend vraiment. Après tout, j'avais bouffé de la terre et je n'avais pas légitimité à donner des leçons à qui que ce soit. Je le savais. Je le comprenais.
Esquive

Cela faisait dix bonnes minutes que je parlais. Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je ne me souvenais plus avoir tant de mots. De ces longtemps qui durent et qu'on oublie presque.
Seul, là-bas. Je n'en revenais doublement pas. D'être là, ici, maintenant. Face à elle.
Je m'étais interrompu à un moment donné pour reprendre du thé, je l'avais même bu trop vite et ça m'avait dégouliné le long du menton, mais j'avais repris le fil. Je crois bien que pas une seule seconde, Sylvie n'avait changé d'attitude. Comme statufiée elle qui jusque là ressemblait davantage à une pile électrique. Elle avait mal dormi les trois nuit précédentes, m'avait-elle confié. Le stress, tu comprends. Je comprenais. Ce rendez-vous la perturbait. Moi aussi. Elle se retrouvait comme une gamine. Des dizaine de fois elle avait joint ses mains devant elle, en disant : Je n'en reviens pas que ce soit toi, que tu sois là. Moi non plus.
Mais là, tétanisée, la pile. Off. Out. Même ses boucles d'oreilles qui vibrillonnaient jusque là s'étaient comme figées. Elle était soudain toute en écoute, en attention, en tension aussi, bouche légèrement entrouverte, yeux arrondis, mains contre le menton. J'aperçus quelques rides. Elle avait des bagues aux doigts. Trop de bagues. Ou trop de doigts. Trop de maquillage, aussi. Trop de trop, quoi. Heureusement, l'oeil avait de la profondeur. De l'intensité qui, elle, ne devait rien au déguisement. Heureusement. Je n'aimais pas les gens trop déguisés.
Mais là, elle me fixait. Ne pipait mots. Même après que j'ai eu dit ça elle me fixait. Ne pipait mots. Je repris encore du thé. Je m'occupais les mains, les yeux. Je faisais comme je pouvais. Je fis attention cette fois au menton. Rien ne coula. J'en fus satisfait. Je m'étais promis de me taire et je m'en voulais un peu d'avoir tant parlé. Et surtout d'avoir raconté cette histoire.
Personne n'aurait pu me convaincre que ça sortirait comme ça et à ce moment là. Personne. Et pourtant, ça avait jailli. Je le déplorais, maintenant. J'aurais payé cher pour ravaler ces mots-là, faire une autre tambouille, dire n'importe quoi , de préférence.
Elle avait les doigts tous tordus, désormais, blancs, de ne savoir quoi faire de ce silence qui avait succédé à mon propos, ou de digérer mes mots, ou d'avoir soudainement la trouille. Dans ses yeux je lisais l'interrogation. Un brin de terreur. J'essayais de la rassurer, souriant comme je pouvais, le genre bienveillant, ne t'inquiète pas, je ne suis pas un psychopathe, tu n'as rien à craindre.
J'avais maintenant le regard périphérique de ne savoir quoi faire moi non plus de ce silence qui s'était incrusté entre nous. Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris. C'est tout. A un moment donné, on était là depuis une heure environ, et les préliminaires s'étaient passés comme ils avaient pu, c'est à dire remplis de silences, de gênes, de regards à la dérobée, de sourires, de rictus et de sons parfois. Nous ne nous étions pas vus depuis tant d'années et on disait tellement rien que j'avais fini par lâcher ces quelques mots. L'air de rien. Une tentative quasiment désespérée, en tout cas désespérante pour moi, mais apparemment pleine d'espoir pour elle.
Ce fut presque un murmure, pourtant. Une douce tape dans le dos, du bout d'un doigt, des lèves, quasiment de l'esquive. Comme on sort une anecdote sans faire plus attention que ça, histoire de. En espérant qu'à la fois ce soit entendu et pas du tout entendu. La phrase qui semble ne pas prêter à conséquence, tortillée dans le flux, nichée dans les bruits alentours, une phrase qu'on prononce sans trop faire gaffe, qu'on est même surpris d'avoir prononcée tellement on ne l'avait pas en tête et puis la voilà qui sort, qui s'échappe, qui prend l'air. Et la voilà qui déclenche, qui fait se taire les bagues et s'allumer les yeux de Sylvie, des yeux qu'une heure durant, je n'avais qu'à peine réussi à allumer. Au point que juste avant, je m'étais demandé pourquoi elle était là, pourquoi elle était venue. Je ne pensais plus trop à l'idée qui m'avait conduit jusqu'ici, cette idée saugrenue à cet instant. Je ne voyais pas trop comment nous allions pouvoir avoir une relation sexuelle. Quoique.
Maintenant que je m'étais habitué à notre silence, et que je la regardais mieux, oubliant les bagues et le fart, je me disais que son regard semblait pouvoir me permettre d'envisager une issue favorable à ce projet, ce qui pour le coup me requinqua plus que de raison au point que je levai un doigts, qu'un barman arriva et que je commandai la même chose.
Elle tourna la tête latéralement et je me mis à regretter mon initiative. Peut-être qu'au contraire, cette phrase, justement, allait la faire partir du bout, ce que j'aurais peut-être fait à sa place si quelqu'un m'avait confié avoir mangé de la terre. Sylvie avait tout de suite embrayé, il faut dire. Elle m'avait demandé de raconter. Elle avait roulé des yeux. Allez, raconte. Elle avait du sentir que notre rencontre venait de prendre une tournure à laquelle il n'aurait pas été possible de songer avant.
Je m'étais laissé convaincre.
Je ne restais pas assez longtemps en ville pour chercher à gagner du temps. Alors je racontai.
Elle venait de finir sa première tarte au flan. Et moi de mettre un terme à plus de dix ans d'esquives.
Je racontai tout, sans filtre, avec moult détails. Tout. Dix ans, dix secondes, dix minutes. Pas plus.
Ca ne pèse pas bien lourd, finalement, un secret.
(à suivre)
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