lundi 5 décembre 2011
Esquive (2)
Désormais, du silence flottait dans ce café pourtant bruyant. C'était comme un nuage floconneux qui se plairait là et qui déciderait de ne plus bouger malgré le vent contraire. Au point qu'elle attaqua sa seconde tarte. J'aurais aimé qu'elle m'en mette une, là, tout de suite. Mais nous n'étions pas encore assez intimes, c'était évident. Qu'elle y aurait songé qu'elle ne l'aurait probablement pas osée. Je profitai du moment pour vérifier, regardant alentour, si seul notre silence s'était pointé ou si d'autres trainaient dans les partage. Rien, évidemment. Pas grand chose, disons. Ah, si, là-bas, peut-être. Ce couple. Quoi que non. A bien y observer, je sentis que ce n'était pas un silence, entre eux, c'était bien davantage, plus épais, corné, usé. une guerre, sourde et froide, de celles qui se nouent sans mots. Loin, le silence. Jeté. Vidé de sa substance. Exsangue. Pourquoi restaient-ils côte à côte, d'ailleurs ? Je me le demandais. Pourquoi s'infligeaient-ils cette proximité ? N'avaient-ils donc pas d'autres gens avec qui tuer le temps ? Des amis, de la famille, un prêtre, un avocat, une tireuse de carte ? Je passai d'autres tables en revue. Il y avait beaucoup de monde. C'était l'après-midi. Un samedi. Ce n'était pas si étonnant, en fait. Qu'il y ait beaucoup de monde. J'aurais eu une montre, je l'aurais consultée tellement je ne savais plus ni quoi faire ni quoi dire après ma longue tirande et en attendant que Sylvie dise que chose. Mais je n'avais pas de montre. Je cherchai des yeux une pendule que je ne trouvai pas. Je regardai Sylvie sans la regarder, quand je remarquai ce type. Au comptoir. Il avait de la terre aux semelles. Il portait des bottes, le genre à venir se jeter un godet de courage avant d'aller bosser, ou de s'en jeter un après le boulot, ou les deux, je n'en savais rien, après tout. J'en était à me demander ce qu'un type des champs venait faire en tenue à la brasserie de la gare, en pleine ville, quand je remarquai que Sylvie avait quitté son regard parti net au moment de mes premières paroles et venait d'en prendre un autre. Elle déshabilla le silence et je lui en sut gré. Tout n'était pas perdu pour ma première relation sexuelle. Vraiment. Tu as mangé de la terre... Mangé de la terre... De la terre... Cela me suffisait. Elle me donnait vraiment l'impression de vouloir faire entrer au burin dans sa tête chacun des mots pendant que je me demandais comment j'allais remonter la pente avec elle surtout avec le peu de temps qui nous restait. Son excitation des premières minutes, son exubérance, s'étaient envolées. Sa voix avait changé. Plus posée, maintenant. Avec des mots prononcés plus lentement. Le teint plus grave. Ca ne pinchait plus. Elle me croyait, je le sentais, et si je n'en éprouvais aucune fierté, je devais quand même ressentir une sorte de soulagement. Elle m'avait toujours cru capable de tout. En même temps, elle n'y croyait pas, tout bonnement parce que c'était incroyable. Tuer quelqu'un. Et manger de la terre. Incroyable. Je n'avais pas évoqué le cadavre. La prison. Les "experts", vus et revus. Mystère, un point c'est tout, restons-en là cher Monsieur. Bracelet électronique, néanmoins. Exceptionnellement, je l'avais mis à mes pieds. Pas au poignet. Cheville gauche. Pas poignet droit. Ca ne manquait pas de m'interroger, ça m'occupa d'ailleurs un bon moment durant le trajet : mais comment allais-je faire lorsque nous serions au lit ? Au point que j'avais opté pour une relation qui se ferait à la va-vite, debout, moins glamour, et de surcroît plus conforme avec le temps que je m'étais imparti. Le couple s'était levé. Il paya. Elle marcha devant. Il suivit. Il avait envie de quoi ? Sylvie devait en être aux points de suspension de sa phrase car un peu après, elle ajouta : Mais c'est dingue ! Dingue ! Elle souriait, maintenant. Un peu. Les bottes avaient quitté le comptoir, j'avais terminé mon thé, j'hésitais. Ce sourire, était-il peur ? Moquerie ? Promesse, genre celle-là pour sûr, je vais la raconter. Je frissonnai à cette perspective, me voyant star chez le coiffeur, puis à la pause entre collègues, héros des soirées entre amis, et même des soirées où l'on ne se connaît pas. Un vernissage d'expo, peut-être ? Un pot après un spectacle ? Sylvie était de ceux qui vivent à mille à l'heure, se plaignant de leur célibat tout en le vantant dés qu'elle en avait l'occasion. Comme les banlieusards faisaient la promotion du Paris avec tous ces spectacles mais qu'ils n'avaient jamais le temps d'aller voir. Ces pensées étaient de toutes façons stupides de ma part : je n'étais venu ici que quelques heures. Pas plus de quelques heures. C'est ce que je lui avais écrit. C'est ce que j'avais fait. Elle m'avait retrouvé je ne sais comment, par le web en tout cas. Elle avait osé, ce sont ses mots, m'envoyer un mail qui avait flingué net près de trente années de rien. Hésitante, intéressée, passionnée même à certains moments, fougueuse, nous avions correspondu quelques temps. Je suivais finalement plutôt bien la cadence. Je ne crachais pas sur cette occupation, j'en conviens. Ils m'aéraient. Je n'étais pourtant pas d'excellente compagnie, il me semble. Je ne lui posais aucune question, par exemple. J'en avais perdu l'habitude. Ou alors elles me venaient après. De toutes façons, elle m'en posait des tas, sur tout, et rien qu'y répondre sans perdre le fil me demandait pas mal de concentration. Ca faisait la balance. Elle questionnait comme le font ceux qui veulent s'éviter. J'étais impressionné qu'elle ne soit pas plus curieuse que ça, mais elle avait visiblement tant de choses à dire... Au départ, je trouvais cela un peu puéril, ces retrouvailles. Pour moi, ces échanges étaient forcement voués à l'échec, sans issue. C'était déjà complètement improbable, ce qu'il se passait là puisque je n'avais pris une adresse email que par hasard. Pour m'inscrire sur un site ou un truc comme ça. Qui donc aurait pu m'écrire, désormais ? Et à qui donc aurais-je pu envoyer des missives, à part à des inconnus ? Je m'en étais gavé un moment, au début, et puis tout passe, comme on dit. Alors Sylvie, pourquoi pas ? D'autant que j'y trouvais aussi mon compte. Et puis notre correspondance me sortait de mon tout seul. Bien sûr, j'avais besoin de temps, ça remuait, aussi, tout cela. Forcément. Surtout que je ne me souvenais plus si nous avions eu ou non une relation. Cette question me taraudait finalement plus que tout le reste. Je creusais dans mes souvenirs aussi profondément que possible mais impossible de me souvenir. Chaque mail reçu lançait le clignotant, les feux de détresse, chaque réponse me faisait palpiter. Pendant les temps morts, je me disais qu'à défaut, ça pourrait bien se rattraper. Quelque chose me reviendrait peut-être, alors. Ca faisait longtemps que je n'avais pas pensé à quelque chose pouvant survenir. Je n'aurais pas craché dessus, quelle que soit la physionomie de Sylvie du moment. Quel que soit son caractère. Sa vie. Je connaissais suffisamment la mienne, après tout. Un jour, elle me demanda si elle pouvait venir me voir. Je n'en fus pas plus surpris que cela. Ses assauts témoignaient de son impatience, canalisées néanmoins, et révélaient un sens de l'action que je lui enviais, à quelques moments. J'en ai très envie, vraiment, mais au fait, tu habites où précisément elle m'avait demandé un jour sans que lui réponde puisque je lui proposai aussitôt de venir la voir. C'est plus simple, j'avais dit. Et puis ça fait tellement longtemps que je ne suis pas venu ! Elle avait ricané. Ô, tu sais, ça n'a pas bougé ici. Mais d'accord. Je t'attendrai à la brasserie. Elle me communiqua son numéro de portable. Au cas où. Je ne me souvenais de rien mais je lui dis ok. Je ne lui donnai pas le mien, de numéro. Nous avions échangé quelques anecdotes et puisque j'étais maintenant convaincu que c'était bien elle, Sylvie, la Sylvie comme on disait, j'avais de toutes façons saisi qu'on ne couperait pas à la rencontre. Il n'était évidemment pas question qu'elle vienne ici. Je ne pouvais donc pas faire autrement. Revenir. En ville. Cette ville. Ma ville. Ca me terrorisait. Je viens un samedi, je lui avais écrit, la semaine, j'ai trop de boulot. Je n'avais pas estimé nécessaire de préciser que je n'en avais pas, de boulot. Quelques heures, je ne peux pas plus. Je n'avais pas souhaité non plus préciser qu'en réalité, j'aurais pu la rejoindre sur le champ et rester le reste de mes jours en ville. Je voulais contrôler ce que je pouvais. Le réglement, de toutes façons, me permettait à peine des escapades. Le médecin par contre voyait cela d'un bon oeil. Ca sera déjà super, s'était-elle exclamée. J'admirais sa ténacité, vraiment. Peut-être même que je la lui enviais. Je m'étais retiré tellement loin. Ou alors c'est sa solitude, que je percevais aisément, qui lui faisait battre des mains à tout rompre à la moindre de mes phrases, je ne sais pas. C'est vrai que dans son flot, elle n'avait guère évoqué sa vie personnelle, j'avais l'impression qu'elle l'avait plutôt soigneusement recroquevillée. Ça devait l'arranger que je ne sois pas plus interrogatif que ça. Je m'en tînt là. Mille fois dans le train je m'étais maudit. Mille fois dans le train je m'étais décidé à quitter le wagon à la prochaine gare. Mille fois je ne le fis pas. Mille fois je trouvai tout cela idiot en même temps qu'une force semblait cette fois m'animer. Ca faisait longtemps et si je ne m'étais pas surveillé de près, comme on porte sa croix en se disant que tout va bien, on la porte, sûrement que je me serais supris à chantonner, ou à tapoter des mains sur le rebord de la fenêtre. Une petite fille s'était approchée de moi et m'avait longuement regardé et puis elle était partie. Je ne sus si son absence d'expression était son attitude habituelle ou si par effet de miroir elle recopiait instinctivement ce que mon propre visage dégageait. Je plongeai le menton dans mon cou. De ma ville actuelle à celle de Sylvie, ville qui fut naguère la mienne mais où je n'étais encore jamais retourné faute d'envie et de raison, enfin plutôt, du fait de trop de raisons, il n'y avait de toutes façons aucune étape. Actionner le freinage d'urgence eut été dans mes cordes, au moins dans l'intention, mais la force des actes était cette fois la plus forte. Elle massacrait tout sur son passage et j'en étais tout étonné moi-même. Je me prenais à imaginer que pendant toutes ces années, j'avais en réalité stocké de l'énergie et au moment où les bras m'en tombaient, elle était là, cette énergie. De toutes façons, c'est précisément pour cette absence d'étape que j'avais choisi ce train-là. Plus cher, mais plus sûr : pas de marche arrière possible. Voit-on des trains rebrousser chemin ? Le médecin avait opiné du chef. C'est bien, avait-il semblé dire. Autour de moi, dans le compartiment, insensibles à la très grande vitesse et à mes interrogations, des gens lisaient. D'autres somnolaient. Une maman essayait tant bien que mal de contenir ses enfants mais elle ne contenait rien, en fait. Son sourire semblait désolé. L'euphorie des enfants était palpable. Je l'imaginais, cette femme, divorcée, ou quelque chose de ce goût-là. Elle avait l'air fatiguée, portait des rides comme on affiche des phrases qui ne disent pas leur nom, et semblait épuisée même, autant le dire tout net, de ces fatigues que portent les femmes et les hommes dont le destin s'est coupé en deux à un moment de leur vie et ils assurent, vaille que vaille, jour après jour. Elle avait dû être belle, cette femme. Gentille, ça s'est sûr. Mais c'était avant. Joli bouquet fâné. Je nous trouvais de la ressemblance, finalement. J'esquissai un sourire mais ses yeux vides ne me répondirent pas. Tout cela était sans commune mesure. Sylvie continuait à dire de la terre, de la terre et je sursautai. Mon réveil venait de sonner. Mon portable, plutôt. Je l'avais mis en mode réveil, pour être sûr de ne pas louper le train du retour. Que j'avais de moins en moins l'intention de prendre. Je le sentais. Plus le réveil sonnait, plus je songeais que je ne le prendrais pas ce train, plus j'étais certain que Sylvie n'allait pas me lâcher comme ça. C'est moi qui songeait à m'agripper à elle, en vérité. Oui, c'est surtout moi qui songeait à m'agripper à elle, je n'avais pas l'intention de me le cacher, cette fois. Pas du tout. Quoi qu'il m'en coûta. Je voulais en terminer avec ça. Fallait que je décide. Que je me mette en action. Je songeais de plus en plus à un ébat, ça me mettait des petites étoiles dans la tête, et je ne me maudissais pas. Du tout. Je savais d'où je venais. Par où j'étais passé. Ca faisait bien longtemps, bien avant la prison en tout cas, que je n'avais pas eu cette sensation, l'impression qu'une chance, enfin, clignotait quelque part dans mon ciel. Il avait un visage, un prénom, un lieu. C'était rafraîchissant. Chaud. J'avais toujours aimé le chaud. J'étais certain d'une chose, et en ces temps où l'on manque singulièrement de convictions je ne crachais pas dans la soupe : il ne faudrait pas compter sur moi pour tendre l'autre joue. Pas cette fois. Ca non. Je me demandais juste si j'en aurais la force. Je connaissais le combat. Aurais-je l'énergie de m'y engouffrer ? J'avais beaucoup de choses à faire, en somme. Je n'étais pas revenu ici depuis si longtemps que ma mémoire en était toute perdue... Et je n'avais encore pas regardé grand chose... Pas pu. Pas osé. C'était encore au-dessus de mes forces, mais elle regrimpaient en flèche et je n'avais aucune raison de désespérer. J'avais évité ce retour avec tant d'assiduité, pendant plusieurs éternités, que je ne pouvais pas totalement être surpris non plus. Ce n'était pas si loin cette fois où j'étais arrivé à quelques dizaine de kilomètres de la ville et m'en étais retourné, penaud, incapable. Je ne pouvais pour autant pas dire que je savourais l'instant, que je pataugeais dans la marre du bonheur, ça non. Fallait pas exagérer, non plus. Me retrouver dans un café bondé, alors que dehors régnait un ciel gris et il pleuvait, il y avait mieux comme extase mais j'étais chiche dans mes contentements. Habitué à peu. Conscient de l'avancée. Il n'y a pas si longtemps, je me serais prostré, j'aurais enfoui ma tête sous mes genous ou quelque chose de style-là, de guerre lasse, je me serais endormi alors que là, j'étais éveillé et je sentais que quelque chose se passait. Faute de mieux, j'essayais d'apprécier cet instant. Pas tous les jours qu'on vous sert le dessert sur un plateau avec un sourire en prime. La trouille me gueulait dans les oreilles et s'agrippait à mes jambes. J'avais la tripe si serrée que seule une épingle semblait pouvoir y pénétrer. Mon coeur s'agitait avec constance. L'échine s'était muée en ruisseau. La migraine était à la lisière des tempes. J'avais la bouche sèche et but un peu d'eau. Il faisait chaud, oui. Sacrément chaud et ça attaquait de partout. Mais sans me prendre pour un carnassier, j'avais dans un de mes tréfonds une once de sourire. Sylvie avait déboulé. Je n'étais pas seul. Pas tout seul. C'était en soi un événement. Le doc en aurait été ravi, je pense. Je l'aurais bien vu quelque part dans ce café, à me regarder, sourire en coin, se triturant le menton d'un air absorbé, concentré plutôt. Je scrutais arrière pendant qu'elle me racontait sa vie de ces dernières années, j'aurais été bien incapable d'en dire quoi que ce soit en hochant de la tête, et je voyais quoi : quinze, vingt ans ? Ils pesaient lourd, j'en percevais le poids, j'en captais les ronces, et à la fois, ils ne pesaient plus rien avec ces yeux que je croisais enfin, des yeux qui me regardaient, me voyaient, me dévoraient parfois, me scrutaient, s'inquiétaient un peu, aussi. Elle ne s'en remettait pas, pour tout dire. Elle essayait de me titiller pour que j'en dise plus sur cette terre mangée alors que j'étais dans une autre vie et Stéphanie toujours de ce monde. Je pouvais comprendre et d'ailleurs, je comprenais. J'étais juste incapable de me poser des questions pour elle. Oui, incapable. Ceci dit, l'envie ne me venait pas tellement j'avais renoncé de ce côté-là. Tellement tout avait été bouté hors de mon champ de conscience. Le médecin m'avait prévenu. Ce sera long. Il ne m'avait pas dit que souvent, ça ne me semblerait pas loin d'être impossible. Mais je ne renonçais pas bien que j'en ai souvent la tentation. J'avais mangé de la terre, et l'avant avait comme disparu de moi. La chimie ne devait pas aider, c'est certain. Car évidemment, on m'avait bourré de camisole intérieure, comprimés, injections et le bracelet n'arrangeait pas la piètre image que j'avais fini par me construire. Mes souvenirs peu à peu s'étaient éteints, brouillés, comme bousillés et pourtant, je le sentais, je cavalais derrière eux. Je m'étais arrimé. Instinct. On évoquait une forme d'amnésie. Je ne savais plus si c'était la leur qu'ils me faisaient avaler sous forme de comprimés ou la mienne qui était scientifiquement entretenue. J'en étais arrivé à détester un mot qu'on me servait à bien des sauces : protocole. Mon arbre était celui-ci : je me souviens juste que je suis en train de marcher, errer plus tôt, dans une campagne nuiteuse. Je fais du stop le long d'une route peu fréquentée et je termine dans une station service où un chauffeur routier m'a déposé, lassé sans doute que je ne dise rien, hagard, le pull en sang. Bien des années plus tard, j'aimerais le remercier. Pour autant, il n'était pas question que j'éprouve de la culpabilité. L'absence de souvenir n'avait rien de confortable, je me répétais cette phrase, et rien ne me disait que j'étais coupable. Le procès n'avait rien révélé. Mon silence, m'avait dit l'avocat, jouait contre moi. Je ne joue à rien, j'avais dit. Et j'avais payé. Cher. J'avais donné. Beaucoup. Dans ces cas-là, on apprend vite. Quand on a tellement peu reçu, à un moment, la balance indique qu'on a envie de prendre. Sylvie avait déboulé par la magie, je ne trouvais pas d'autre mot. Je n'en cherchais pas d'autre non plus. C'est impressionnant comme un mail qui tombe un jour dans une boite aux lettres sans crier gare, un mail anodin de prime abord, peut changer une vie. Disons plutôt une existence. Plus rien, après, ne ressemble à ce qui était, avant. Je me disais ça pendant qu'elle terminait sa bouchée de tarte au flan. J'avais envie de lui dire que ça ne la rendait pas très appétissante. Mais je me tus, une fois encore, me demandant quel plaisir elle pouvait bien trouver à ma compagnie. Sans doute cherchait-elle quelque chose ? Elle continuait de froncer les sourcils. Mon portable en mode réveil s'était mis à vibrer. Je donnai l'explication d'un haussement de sourcils et cru utile de préciser : Ce n'est pas grand chose. Finalement, ça ne sent rien de particulier, la terre. C'est un peu comme du sable. Peut-être était-ce la tarte au flan, qui la turlupinait. Ou le téléphone. J'embrayai : Elle n'est pas bonne ? Le téléphone, c'est rien, c'est moi qui l'ai mis en mode réveil, rapport à mon train. Ce n'était pas bien brillant. J'en étais conscient. Elle me coupa la parole. Mais voyons, ce n'est pas ça. Ce qui est dingue, complètement dingue, c'est que tu aies fait ça. Que tu en sois venu à faire ça. Que tu aies été capable de le faire. Franchement, personne ne mange comme ça de la terre. Personne. Elle ne lâchait pas, c'était évident. Pendant ce temps-là, je pensais qu'en vérité, peu de gens osaient le dire, tout simplement. Si ça se trouve, pas mal de personnes mangeaient de la terre, c'était leur jardin secret. On m'avait rapporté quelques paysannes croyances,d'ailleurs. Elles préconisaient de manger chaque jour une cuillérée de terre, c'était bon pour la santé, ça protégeait. Comme une prière, version potager. Ou potion magique. Peu de gens y songeaient, tout simplement. Il ne fallait pas forcément s'en étonner. Ce béton, partout.... Elle reprit de la tarte. Elle me rappelait Odile, à l'hôpital, l'un de ces hôpitaux où j'ai séjourné. Elle aussi mangeait et mangeait encore. Dés qu'elle avait une émotion, hop, elle enfournait. Maigre comme un clou, pourtant. Elle n'avait jamais pu expliquer. Tu fumes bien, toi, elle m'avait dit. Ce n'était pas très joli, la manière dont Sylvie enfournait ça, et ça m'aurait gâché la vibration qui continuait à me serrer le ventre en d'autres circonstances, ça me semblait évident. Je trouvais le geste un peu trop violent pour être parfaitement limpide. Mais je ne prêtais plus attention à mes observations. J'aurais dû. De nouveau je refoulai mes pensées. Me disant que je ne voulais pas entrer dans son monde. Pas du tout. Le fil était mince, pas épais pour deux sous : je n'étais pas prêt non plus la laisser trop entrer dans le mien. J'avais lâché cette phrase, comme une réponse à son mail finalement, comme une main que l'on tend malgré soi. Voilà tout. Peut-on juger de la nervosité des autres ? Peut-on estimer que telle nervosité vaut mieux qu'une autre ? Je n'en étais pas persuadé, en fait. Elle était arrivée bien avant moi, il est vrai, cela aurait pu m'alerter. Mais j'avais rejoint la clique des stoïques, ceux que plus rien ne surprend vraiment. Après tout, j'avais bouffé de la terre et je n'avais pas légitimité à donner des leçons à qui que ce soit. Je le savais. Je le comprenais.
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