vendredi 23 décembre 2011

Fragrance (5)

 J’étais reparti vers mes antipodes pas très à l’aise. J’ai souvent repensé à cette soirée en me disant que si caroline était aujourd’hui à ce point portée sur la bouteille, nous étions peut-être pour beaucoup Manu et moi.  Au boulot, elle est peu à peu devenue une ombre qui ne tient plus son équipe, pour peu qu’elle l’ait un jour tenue, ce qui était loin d’être évident. Marie avait déjà connu les gardes à vue. Elle avait fait une apparition à l’enterrement et était repartie sans jamais quitter un air rêche, le même genre d’ailleurs que sa mère mais la colère à fleur de peau. Nous avions été peu à oser nous la coltiner, je m’y étais essayé. Je voulais lui dire que ça pourrait être bine qu’elle réussisse au moins à faire une bise à sa mère, qu’elles pouvaient se serrer très fort, que sa maman n’était quand même pas la cause de tout ça, fallait pas déconner. Je l’a trouvais un peu injuste mais je pouvais aussi comprendre. Elle m’avait fusillé sur place. Pas toi, Marc, pas toi. Pas maintenant.Ne t’en mêle pas cette fois s’il te plaît. Je me surpris à me dire que sa douleur lui allait bien. Je me mis même à espérer que pour elle au moins, ça allait s’arranger. Que ça allait lui mettre du plomb dans la ganache, tout cela. Mais elle non plus je ne savais pas de quels côtés des ravins elle était au juste. Manu m’avait tenu au courant. Elle vivait on ne sait trop comment à Paris.  J’avais fermé mon clapet, l’entourant de mes bras, de ces accolades particulières où l’on sert l’autre contre soi pendant qu’une infime distance s’installe. Elle était repartie nous laissant un peu de sa foudre. Caroline semblait en tout cas tenir bon. Faisant face. Croyons-nous. Voulions-nous croire. C’était encore plus facile pour moi. J’avais retrouvé les bras et les hanches australiennes australiennes de Betty. Mais en réalité, Caro glissait, et dangereusement en plus. Manu essayait de la surveiller plus ou moins. Ce que nous devenions, on n’aurait pas parié dessus évidemment. Ce n’était pas très guilleret. Nous avions peine à penser que la vie seule était ainsi la cause de nos tourments. Je n’avais nulle intention de brusquer Mélissa et nous étions toujours assis quand quelque chose s’est passé. Un détail. Une lueur. Un frémissement. J’en avais la chair de poule. Je caressais doucement son avant-bras. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je pourrais dire et je ne disais rien. Elle ne bronchait pas. Mais elle ne m’avait pas repoussé, c’était déjà un bon signe. C’était même la première fois depuis que j’étais revenu. Ses yeux me fixaient de ses prunelles perçantes et j’avais enfin pu soutenir ce regard seulement aujourd’hui. J’avais peut-être donné le signal sans le savoir, elle l’avait reçue et nous étions entrés en communication, j’en avais la conviction. C’est curieux comme avec certaines personnes, on a une connivence naturelle et comme avec d’autres, on aura beau dire, on aura beau faire, il ne se passera rien. Je n’avais aucune intention de m’enflammer avec cette première avancée mais j’en appréciais la chaleur. J’avais la sensation d’entrer dans un continent nouveau pour moi, et immense, et j’entendais bien y aller pas à pas. Il était temps.  Ce doit être comme le bébé qui commence à marcher vraiment, qui lâche les objets alentour, à la fois flageolant et ferme sur ses jambes. Il avance. J’avais cette impression. D’enfin pouvoir avancer. Et dans ce marasme, une bonne nouvelle était bonne à prendre. Elles n’étaient pas légion. Pour que Caroline m’ait appelé, il fallait que ça sente sacrément le roussi. - Marc, elle m’avait dit, avec un drôle de bruit de glotte, s’y mêlaient la détresse et l’impuissance, une odeur de fin du monde ou quelque chose comme ça, je ne lui avais jamais entendu cette voix, Marc, il faut que tu viennes, je n’y arrive plus, je ne m’en sors plus, je suis en train de lâcher. Le lendemain, Manu l’avait trouvée chez elle, dans son lit, tout habillée, une bouteille de vodka près de sa tête. Lui aussi m’avait téléphoné. Il haletait. Il me raconta. Putain, Marc, ça craint, là. Le pire, c’est la môme. Elle était dans sa chambre, à sa petite table, tu sais, une table Ikéa, elle dessinait, je voyais ses épaules et je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas quoi lui dire. Caro s’est levée et elle a rien dit non plus. J’avais l’impression que des bouts de Daniel s’étaient dispersés dans toutes les pièces. J’avais quitté Melbourne le lendemain. Je pensais à Betty en me disant que le chemin serait long. Nous le savions tous. Sacrément long. Nous le devinions. Et je pensais plutôt à nous, pensant cela, davantage qu’à cette petite fille. Melissa m’avait toujours impressionné. Et elle le faisait plus encore ces derniers temps. Personne n’avait la moindre idée de ce qu’elle traversait maintenant qu’elle s’habillait tout de noir et que ses mains nerveuses étudiaient la poussière. Ce n’était pas une lubie adolescente. Ce n’est pas à douze ans qu’on se lance dans ces combats-là avant d’être avalé par le tempo des temps. Il ne faut pas tout confondre. Pas toujours projeter sur les mômes nos propres questionnements. On tient à peu de choses, parfois. Je me raccrochais à mes doigts dans ses cheveux. C’était notre fil. On a peine à imaginer qu’un jour, toute sa vie tiendra par ce fil. Que plusieurs vies même tiendront ainsi car je n’oubliais pas cette lueur entre nous. Ce lien invisible qui nous reliait Melissa et moi. Nous savions. Nous sentions. Je me demandais bien sûr comment j’allais m’y prendre. Je n’étais pas spécialement doué en enfants. En humains, plus largement. J’étais plutôt quelqu’un qui s’était barré plus souvent qu’à son tour, cultivant un air de baroudeur de pacotille, finissant en Australie la France ne suffisant plus. J’étais revenu pour Caroline. Je me rendais compte que c’était pour Melissa. L’une n’allait pas sans l’autre. On avait appris la nouvelle comme ça : Daniel est mort. Il s’est jeté du pont. J’étais là-bas. C’était il y a quoi ? Six mois, neuf mois ? Ca avait lâché une chape de plomb, une glue, quelque chose qui colle aux doigts et serre les mâchoires. Une terrible déflagration. Je n’aurais pas parié dessus. Loin, je n’étais pas à l’abri, finalement. Mais curieusement, je n’éprouvais presque pas de surprise, comme si rendez-vous avait été pris depuis longtemps. Je restai plusieurs jours non hébété mais glacial. Glacé. Devant le fait accompli. L’un de nous avait lâché. C’était Daniel. Betty avait dû apprendre à me découvrir puis à me connaître hirsute. Je ne cachais plus rien. Je n’essayais plus. J’allais bosser comme un automate. Je dormais. Je grinçait des dents la nuit. L’évidence me tirait les vers du nez. J’étais dans ces moments où quelque chose a déjà changé alors que rien ne bouge en apparence. Une salle d’attente où l’on n’attend pas. Je défiais du coin de l’œil ma vérité, celle qui m’appelait avec brutalité, à qui je demandais un peu de patience, un peu de temps. Mon cœur faisait des bonds. On n’est jamais vraiment prêt pour les moments auxquels on se prépare. Peut-être parce qu’on ne sait pas qu’on s’y prépare. Ou parce qu’on ne peut jamais être prêt. Foutaises. J’en faisais l’expérience. Betty était admirable. Elle savait le cordon coupé. Elle savourait les dernières miettes. J’avais toujours admiré chez elle cette capacité à prendre même si ce n’étaient que quelques gouttes.  Ce fut presque soulagement lorsque j’ai reçu l’appel de Caroline. C’était sûrement le signal que j’attendais. Elle articulait à peine. J’entendais cette langue des tréfonds. Je lâchai tout tout de suite et comme je m’y attendais, je n’avais pas grand-chose à lâcher finalement. C’était de toute façon trop dur. Je ruminais seul à l’autre bout du monde. Je pense que je faisais comme les autres, enfin ceux qui avaient connu Daniel. Je plongeais plus souvent qu’à mon tour dans mes souvenirs, j’essayais de comprendre, de dénicher un signe, une piste, une idée. Rien, évidemment. Tous nous cherchions à comprendre ce qui avait bien pu se passer dans un mélange de peur et de culpabilité. On avait tous prit une part, on la portait comme un poids supplémentaire. On n’en disait rien à personne. C’était comme un mal de dent qui sourdine, on essayait de trouver la racine du mal. Mais à distance comme je l’étais, ce n’était pas tenable. Nous avions besoin de nous parler, de nous regarder, de nous toucher. De nous rapprocher. Peut-être qu’au fond, je n’étais jamais vraiment parti. Peut-être bien qu’en vérité, je n’avais fait qu’attendre une échéance, quelque chose qui me dirait, voilà, le moment est arrivé, il est temps. Ma famille se disloquait. On venait de perdre l’un des nôtres. Personne n’allait y survivre si nous restions chacun dans nos égoïsmes. J’avais proposé à Betty de venir avec moi, elle avait secoué la tête, en souriant. Nous fîmes l’amour pour la dernière fois la veille de mon départ, avec cette curieuse solennité qui étreint parfois. Ce n’est pas que le temps manque soudain, ce n’est pas l’envie de tout réussir au dernier moment y compris ce qu’on a raté, surtout ce qu’on a raté, c’est juste cette furieuse sensation que le sable a quitté la sablier et qu’on est dans le passé. Car sinon, on est à l’heure dans sa vie. Mes doigts glissaient le long de son dos et ne convoquaient pas le sort. Pas de larmes mais des gouttes de sueur qui disent la douche prochaine. On n’en est plu à rire aux éclats. C’est l’heure. Je ne regardai pas l’Australie à qui je ne demandais aucun adieu. A l’aéroport, Betty ne pleurait donc pas, elle affichait au contraire un ultime sourire, une main calme, on se disait adieu, c’était mieux qu’au-revoir finalement. Nous étions conscients que nous n’allions plus nous revoir malgré les promesses de circonstances. Je reviendrai dés que je pourrai, j’avais dit. Bien sûr, et moi, je découvrirai enfin la France, elle avait ajouté. Nous avions passé de bons moments, et nous savions que c’était déjà pas mal d’avoir pu se rencontrer et partager un bout de vie. C’était loin d’être évident, au départ. Tous ces kilomètres entre nous en d’autres temps auraient été infranchissables. Je pensais à Daniel en m’installant dans l’avion. J’avais envie de dire bonjour. Tant pis pour les adieux. Je mettais de l’application dans chaque pas qui était le dernier sur cette terre où je m’étais installé il y a neuf ans. Je ne me retournais pas. Je n’avais rien à retourner. Rien d’autre qui n’ait été déjà retourné. Nous n’avions pas eu d’enfants, Betty et moi. Rien acheté en commun. Notre patrimoine était dans nos mémoires et c’était déjà pas mal. Il y a tellement de gens avec qui on ne vit rien en les voyant tous les jours que je savais pouvoir apprécier ce que Betty et moi nous nous étions donnés. Elle ne pouvait pas m’accompagner, tout simplement.  Rien ne me retenait et je me disais que ça ne pesait finalement pas bien lourd neuf ans dans une escarcelle. Caressant le bras de Melissa, arpentant son continent devenu mon nouvel univers, je sentais que notre conversation silencieuse n’était pas pour moi un langage inconnu. Je sentais que d’autres songes me secouaient. Je pensais plus que d’habitude à mon père. Ce n’était pas surprise. Tôt ou tard, j’allais devoir plonger. Peut-être bien que Melissa m’aidait. J’avais onze ans.  Je ne faisais en tout cas pas partie de ceux qui se culpabilisaient en surface. Daniel n’a jamais été doué pour conduire son existence, voilà ce que je m’étais dit après avoir accusé le choc comme tout le monde. Non, pas doué du tout. Il avait cette capacité incroyable de transformer en boue les pépites qui se déposaient à ses pieds. Il aurait dû investir dans cette capacité à trouver des pépites, plutôt que de se vautrer dans la boue. Il y avait puisé une philosophie. Tu comprends, il m’avait dit un soir, je me sens mieux dans la galère. Ca me fait peur, moi, quand ça va bien.  Alors il passait d’une aventure à une autre.  Caroline avait fini par se lasser. Elle était partie avec ses feux filles.  On ne pense pas assez aux miracles qui souvent nous font conduire nos pas bien plus loin qu’on ne l’aurait cru.  Melissa continuait de me parler sans mot dire, de regard à regard, de yeux fermés en yeux fermés, avec l’intensité de ses douze ans. Je commençais à comprendre. Qu’elle me posait des questions. Qu’elle n’était pas partie s’enfermer dans une cellule mais au contraire, qu’elle était bel et bien là.  Elle arpentait le monde avec le désir, furieux, impérieux, de savoir, de comprendre. Et mes yeux essayaient maintenant de lui répondre, c’est cela qui avait changé. Pour le moment, je lui disais que je ne savais pas, qu’on ne sait jamais, qu’on ne peut pas savoir. Je pensais aussi, il va te falloir vivre avec ça, ma fille, te le coltiner comme on trimballe un rocher dans son baluchon, ce sera ton lot, malheureusement, et si j’ai un conseil à te donner, un seul, c’est, accepte-le ce rocher, accueille-le, crois-moi, je sais de quoi je parle. Elle clignait alors des yeux, et s’endormait sur mon épaule. Je savais qu’elle me croyait quand je lui disais que nous serions là aussi longtemps que possible, à ses côtés, pour l’aider à faire avec ce mur qui s’était dressé devant ses pas. Depuis le suicide de Daniel, je découvrais que tout était dans ce mot, possible, et que je ne lui mentais pas. Elle m’apprenait ça, Melissa. J’aimais bien.   Daniel n’avait pas laissé de mots. Rien qui puisse expliquer son geste. Rien qui puisse soulager un peu la conscience den ceux qui restaient. C’était bien son genre. Personne n’avait été surpris. On ne savait pas s’il estimait avoir tout dit, ou s’il avait eu son légendaire sourire en coin en partant, seul sur son pont, ce soir-là. Il avait évoqué la mort, en équilibre fragile sur une colonne. Ca l’amusait. Il avait levé les bras en disant qu’il n’avait pas peur. On l’avait retrouvé un matin trente mètres plus bas. Ce pont où des années avant, ensemble, nous étions allés terminer une nuit. Ce pont où Caroline et lui s’étaient promis. Puis quelques années plus tard avaient décidé de divorcer. Sûrement que ce soir-là, il avait juste sauté en plus.  Je n’étais pas loin de penser qu’il n’avait pas eu peur, et pas seulement parce que son taux d’alcool était élevé. J’essayais aussi de dire cela à Melissa. Ce n’est pas en sautant et en retombant qu’il avait le plus souffert, tu sais. C’est avant. Bien avant. Avant que Marie et toi ne naissiez. Vous étiez ses plus belles émotions, tu sais. Et son départ ne signifie pas qu’il vous a abandonnées. Non. C’est juste qu’il ne pouvait plus. Penses à tous ces pas que vous avez fait ensemble. Pense aussi à tout ce qu’il a dû accomplir pour arriver là, à cet endroit, ce dimanche précisément. J’étais sorti du camion en me disant qu’il était vraiment insupportable, ce Bruno. Un con.  Sympa mais con. Très con. Plein de vie, c’est sûr. Mais trop. Il nous avait présenté son matériel dans son camion et cela ne présentait aucun intérêt pour nous, c’est évident. Mais pas pour lui. Il était fier de ce qu’il était devenu, j’en ai chié semblait-il dire à chaque phrase, chaque clin d’œil, chaque mouvement bras. Son camion, c’était sa planète, son univers et il avait les yeux doux comme des agneaux en embrassant tout cela. Regardez comme je me suis refait la cerise, il disait. Il portait une gourmette. Une chaîne en or. Il projetait de se refaire les dents. J’ai de l’ambition à revendre, il gueulait. Je vais tout casser maintenant. Caro lui donnait des ailes. Ils formaient un couple asymétrique, disons-le. De ces couples qui naissent dans des bars, à force de nuits allongées à coups de verres qu’on se paie à tout de rôle. Il s’était un jour glissé en elle, elle l’avait probablement laissé faire, usée, fatiguée, abandonnée et il s’était installé dans le paysage. Bruno avait les yeux immenses lorsqu’il la regardait. Caro, c’était sa princesse. Il avait arrêté de boire après qu’elle se soit installée chez lui. Il la couvait. Il n’y croyait toujours pas. Elle avait aussi besoin de cela, on ne s’en cachait pas. Une présence trop humaine pour être vraie. Lui, plutôt petit, bientôt gros. Elle plutôt élancée, le genre tout de même à attirer l’attention lorsqu’on la croisait dans la rue.  Elle n’allait pas bien.  A mesure, elle faisait partie de ces personnes dont on se demande ce qui les raccroche au juste à l’existence. Elle s’y agrippait tant bien que mal, funambule dans un labyrinthe, marchant à tâtons plus souvent qu’à son tour, prenant chaque jour après l’autre. Rien n’était facile pour elle depuis la mort de Daniel. Elle ne demandait l’aide de personne. Elle avait fini par accepter de venir s’installer avec Melissa. Elle avait décidé de garder son appartement. Au cas où elle m’avait dit. J’en profitais aussi : c’est là que j’avais aménagé. C’était grand et je m’y perdais la nuit, lorsque je ne parvenais pas à dormir. Je respirais leur vie et c’est la mienne que je reniflais. J’étais revenu quelques mois plus tôt. J’avais passé neuf ans en Australie. Manu ne lui avait rien dit de mon retour. Il m’avait juste rappelé l’existence, mais c’était inutile tellement je l’avais en tête, notre serment. Il était temps que je l’honorât. Que je fasse ma part, autrement dit. Il induisait cela, le coup de fil de Manu. Un côté, vieux, il serait temps maintenant que tu t’acquittes de ta dette. Ou quelque chose comme ça. Moi j’ai donné. J’ai largement donné. Je suis au bout du rouleau. Je le comprenais. C’était mon tour mais ça me faisait drôle d’imaginer un retour. Ca faisait beaucoup, tout ça. Beaucoup d’un coup. Heureusement que Betty ne s’était pas inscrite sur la liste de ceux qui me compliquent la vie. Notre histoire avait toujours été simple, de ce côté-là. A l’image de notre rencontre. Tranquille. Une tranquillité que Betty arrosait comme un jardin. Elle sortait d’expériences douloureuses, et elle ne voulait plus tendre la joue. Nous passions notre temps à avancer à tâtons, comme deux somnambules, et cela nous convenait parfaitement. Avec Betty, le temps prenait une nouvelle dimension pour moi et quitter Melbourne, ça me donnait un peu l’impression de lâcher la main de celle avec qui j’avais pris l’habitude de traverser un étroit ravin.  Manu était venu me chercher à l’aéroport. Et effectivement, il semblait lessivé. Il me raconta tout de suite l’enterrement, l’état de Caroline, ses inquiétudes, son boulot, sa famille. Au moins j’étais dans le bain. On est allé manger un morceau. Il avait un regard que je ne lui connaissais pas. Je me demandais s’il était sous médocs. Sûrement.  Je n’avais pas l’intention de lui poser de questions, il ne me réponderait pas de toutes façons. Il était de ceux qui ne parlent jamais d’eux-mêmes. Ou de travers. Et puis sur un point il n’avait pas changé : dans sa tête, il avait déjà tout prévu. Ca ne servait à rien d’en débattre. Je l’écoutais, plus attentif à comment il était qu’à ce qu’il disait. Il serait largement temps par la suite, à l’usage, de frotter nos avis.  Betty m’avait bien arrosé aussi, je me disais, pendant que Manu causait.  Sur ce point, j’étais rassuré en même temps qu’une boule me serrait les tripes. Elle ne me quittait pas depuis que j’avais décidé de quitter l’Australie et de revenir en France. Mais à certains moments, elle se faisait plus offensive. J’allai au chiottes. Manu avait raison. Il nous fallait faire quelque chose. Daniel n’était plus là. Même divorcé d’avec Caro, il était là. Plus maintenant. C’était à Manu et à moi d’assurer. Manu ne pouvait plus. C’était à moi. J’ai décidé de les amener toutes les deux à la mer. Téter l’océan ferait le plus grand bien. J’étais allé chercher une carte de France et j’avais dit à Melissa, allez, tu fermes les yeux, tu pointes ton index sur un endroit, et on y va. Après, ce sera au tour de ta mère. Puis le mien, etc. J’avais téléphoné au boulot de Caroline. On m’avait passé son chef. Je lui avais expliqué. Je lui avais demandé s’ils pouvaient faire un geste. Il s’était embrouillé dans des explications vaseuses, j’avais raccroché. J’avais appelé son médecin. On avait convenu d’un arrêt maladie jusqu’en octobre. De mon côté, j’avais de l’argent de côté. Nous pourrions tenir quelques mois. Manu préviendrait l’école de Melissa et ferait son affaire de Bruno. J’ai envoyé un mail à Betty. Nous sommes partis un 13 avril. Nous avions emprunté un camping-car à un copain de Manu. Nous aurions pu voir avec Bruno mais j’avais été catégorique. Pas question. Caro avait d’abord refusé le projet, surtout quand je lui avais dit qu’elle devait juste s’engager à ne pas boire en journée et en présence de sa fille. Je ne pourrai pas, Marc, je ne pourrai pas, elle avait dit. On sera comme des sardines, les uns sur les autres. Ca va pas tenir longtemps. Je lui avais répondu que j’en prenais le risque. Que ça valait le coup de tenter. Qu’au point où nous en étions les uns et les autres, nous ne craignions pas grand-chose. Et je me suis occupé de tout pour ton boulot, l’école de Melissa, l’argent, ne t’inquiète pas, j’avais conclu.  Elle avait lâché la partie. C’est vrai que je prenais des risques, et le médecin m’avait prévenu. Mais je ne savais pas de quels risques au juste il était question. Les médecins font toujours ceux qui savent mieux que nous. Leur auréole de savoir semblait les immuniser quand ils vous parlaient avec cet air de prévenir et de se préparer pour la suite. Je vous l’avais bien dit.  Je me sentais armé. J’avais confiance en Melissa. Je ne me voyais pas dire ça. Je fus cependant dérouté d’emblée. Elle a voulu que nous prenions le même itinéraire que Astérix et Obélix dans le Tour de Gaule. Je n’aurais pas parié là-dessus. J’étais troublé. Avec Daniel et Manu, on avait évoqué cette idée. Nous aurions préféré aller sur les traces de Luky Luke, ou du Lieutenant Blueberry, mais nos porte-monnaies ne nous le permettaient pas. La seule fois où on aurait pu, Caro tombait enceinte. Melissa était assise à côté de moi, la bande dessinée à portée de main, et avant la Bretagne, nous étions passés par Lyon, Cambrai, Paris, Toulouse. On s’exclamait par moments au son des par bélénos et par toutatis et chaque soir, nous dessinions sur une carte le chemin que nous avions fait, continuant à nous apprivoiser à distance. Nous notions sur un carnet ce qui nous passait par la tête. Je me sentais bien sa compagnie. Elle souriait parfois et je ressentais la même sensation qu’un coup de dent dans une tartine passée au grille-pain sur laquelle on étalait du beurre. Caroline restait à l’arrière. Elle dormait beaucoup et souriait parfois. La plupart du temps, elle demeurait silencieuse, muette plus tôt, nous formions un drôle de trio pendant qu’alentour, on devait nous prendre pour une gentille famille. Caroline devenue Carolix et moi Marcix, Melissa avait pris les commandes. Sa mère n’avait pas voix au chapitre pour l’instant, c’était convenu comme ça, et ça allait bien, je serais bien incapable d’écrire la moindre ligne, avait-elle commentée à l’heure de signer le contrat que nous avions rédigé pour rire mais pas seulement.  Elle avait juste fait une entorse pour négocier un petit tour à Honfleur. Elle avait demandé audience, Melissa et moi avions délibéré et donné notre écort. Ce fut erreur. Je ne m’en étais souvenu que plus tard : c’est là-bas qu’elle avait passé son voyage de noces. Elle lâcha des larmes bien avant qu’on arrive et bien après que nous soyons repartis pendant que j’expliquais à Melissa ce qu’il s’était passé. J’adorais cette petite : avec elle, peu de mots suffisaient. - C’est normal que ta maman pleure ici, tu sais. - Oui je sais.  - Après son mariage avec ton père… - Je sais.  Et voilà. Carolix était repartie à l’arrière pendant que nous mettions le cap sur la Bretagne. Nous avions prévu d’y passer un peu plus de temps pour aller chercher du gui dans la forêt de Brocéliande. Je passais en boucle Didier Squiban. Melissa et sa mère n’avaient quasiment aucun échange et cela me souciait quand même. Je n’étais pas certain de trouver cela très sain. La petite, chaque jour, ajoutait une pièce dans la grande tirelire des êtres qui se rencontrent en ayant fait du temps leur allié. Par petites touches, elle m’ouvrait des lucarnes, et je préférais ça à chercher des clés partout. Je m’engouffrais dans ces espaces avec avidité, je me faisais penser à ces pigeons à l’affût des miettes sous les bancs publics. Je n’aimais pas ces bestioles mais je n’étais pas doué en verrous et je faisais partie de ceux qui ouvrent le bec quand quelque chose tombe.  Caro serrait les mâchoires et se concentrait sur cette tâche. Elle m’avait dit un soir, je vais y aller seconde par seconde, il ne faudra pas m’en vouloir, je fais comme je peux, je te le promets. Elle ne crachait pas sur des petites gélules si nécessaire et elle était dans les clous. Vu son état, j’apprenais à me contenter des quelques bribes qu’elle s’autorisait chaque jour. Une mèche de cheveux, courir sur une plage, boire un café en terrasse, faire quelques courses. Nous formions un drôle d’équipage. Car moi aussi je tournais autour du pot. Je regardais la carte que nous dessinions, les gribouillis qui convergeaient à un endroit, les vides alentour et un soir, pendant que les filles dormaient, j’avais accepté l’idée d’y aller moi aussi seconde par seconde, de trouver mon rythme dans ce merdier. Ca m’avait du bien. J’évitais avec soin un endroit et pas n’importe lequel. Je savais maintenant que nous finirions par y arriver, que la convalescence valait pour chacun, même si je ne savais pas si nous avions à enterrer ou à déterrer quelque chose.  Un matin, je m’étais réveillé avant les autres et je n’avais pas osé bouger. Elles avaient chacune leur tête posée sur moi, je sentais leurs cheveux, je touchais leurs épaules et je me sentais vivant. C’est là qu’on frappa au pare-brise. Je sursautai. Elles se réveillèrent. Un type trépignait. Assez vieux, tenue de paysan sur le retour, regard lumineux - Vous faites quoi là-dedans, il gueulait.  - J’arrive, j’arrive, je criai. Curieux pays, je me disais en enfilant mes vêtements, on se met vite à brailler, ici. C’est quoi ? - Quoi c’est quoi ? - Ben vous voulez quoi ? - Mais je veux rien, mon gars. C’est le monde à l’envers, ça. Ce que je vois, sauf erreur, c’est que ton camion, il est sur mon terrain. Et jusqu’à preuve du contraire, sur mon terrain, on me demande avant d’y poser son camion, voilà quoi.  Il bougonnait et après avoir regardé son sourcil broussailleux, je lui proposai de nous éloigner un peu. - Elles dorment encore, je lui précisai. - Qui elles ? Et quoi, elles dorment ? A c’t’heure ? Mais je m’en fous moi, c’est pas des heures pour dormir, ça. - Eloignons-nous quand même, je vais vous expliquer, je gueulai. J’avais compris que notre homme ne cracherait pas sur un peu de discussion, il était du genre à aimer la vie des autres, à raconter ça pendant les parties de belote. Je pouvais bien prendre ce temps-là et nous étions sur son terrain. Je ne m’attendais pas à sa réaction. Il m’avait écouté bredouiller mon histoire, puis s’était dirigé vers le camping-car. Caroline et Melissa s’étaient assises sur l’escalier. Voilà ce qu’on va faire, il leur a dit. Vous me suivez et on va prendre un bon petit déjeuner. Z’êtes rachitiques vous deux, je vais vous requinquer, moi. Il beuglait toujours et personne n’avait envie de broncher. Nous sourions. Je ne savais pas encore qu’elle était ma fille.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts with Thumbnails