lundi 5 décembre 2011

Esquive

Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à manger de la terre.
Cela faisait dix bonnes minutes que je parlais. Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Je ne me souvenais plus avoir tant de mots. De ces longtemps qui durent et qu'on oublie presque.
Seul, là-bas. Je n'en revenais doublement pas. D'être là, ici, maintenant. Face à elle.
Je m'étais interrompu à un moment donné pour reprendre du thé, je l'avais même bu trop vite et ça m'avait dégouliné le long du menton, mais j'avais repris le fil. Je crois bien que pas une seule seconde, Sylvie n'avait changé d'attitude. Comme statufiée elle qui jusque là ressemblait davantage à une pile électrique. Elle avait mal dormi les trois nuit précédentes, m'avait-elle confié. Le stress, tu comprends. Je comprenais. Ce rendez-vous la perturbait. Moi aussi. Elle se retrouvait comme une gamine. Des dizaine de fois elle avait joint ses mains devant elle, en disant : Je n'en reviens pas que ce soit toi, que tu sois là. Moi non plus.
Mais là, tétanisée, la pile. Off. Out. Même ses boucles d'oreilles qui vibrillonnaient jusque là s'étaient comme figées. Elle était soudain toute en écoute, en attention, en tension aussi, bouche légèrement entrouverte, yeux arrondis, mains contre le menton. J'aperçus quelques rides. Elle avait des bagues aux doigts. Trop de bagues. Ou trop de doigts. Trop de maquillage, aussi. Trop de trop, quoi. Heureusement, l'oeil avait de la profondeur. De l'intensité qui, elle, ne devait rien au déguisement. Heureusement. Je n'aimais pas les gens trop déguisés.
Mais là, elle me fixait. Ne pipait mots. Même après que j'ai eu dit ça elle me fixait. Ne pipait mots. Je repris encore du thé. Je m'occupais les mains, les yeux. Je faisais comme je pouvais. Je fis attention cette fois au menton. Rien ne coula. J'en fus satisfait. Je m'étais promis de me taire et je m'en voulais un peu d'avoir tant parlé. Et surtout d'avoir raconté cette histoire.
Personne n'aurait pu me convaincre que ça sortirait comme ça et à ce moment là. Personne. Et pourtant, ça avait jailli. Je le déplorais, maintenant. J'aurais payé cher pour ravaler ces mots-là, faire une autre tambouille, dire n'importe quoi , de préférence.
Elle avait les doigts tous tordus, désormais, blancs, de ne savoir quoi faire de ce silence qui avait succédé à mon propos, ou de digérer mes mots, ou d'avoir soudainement la trouille. Dans ses yeux je lisais l'interrogation. Un brin de terreur. J'essayais de la rassurer, souriant comme je pouvais, le genre bienveillant, ne t'inquiète pas, je ne suis pas un psychopathe, tu n'as rien à craindre.

J'avais maintenant le regard périphérique de ne savoir quoi faire moi non plus de ce silence qui s'était incrusté entre nous. Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris. C'est tout. A un moment donné, on était là depuis une heure environ, et les préliminaires s'étaient passés comme ils avaient pu, c'est à dire remplis de silences, de gênes, de regards à la dérobée, de sourires, de rictus et de sons parfois. Nous ne nous étions pas vus depuis tant d'années et on disait tellement rien que j'avais fini par lâcher ces quelques mots. L'air de rien. Une tentative quasiment désespérée, en tout cas désespérante pour moi, mais apparemment pleine d'espoir pour elle.
Ce fut presque un murmure, pourtant. Une douce tape dans le dos, du bout d'un doigt, des lèves, quasiment de l'esquive. Comme on sort une anecdote sans faire plus attention que ça, histoire de. En espérant qu'à la fois ce soit entendu et pas du tout entendu. La phrase qui semble ne pas prêter à conséquence, tortillée dans le flux, nichée dans les bruits alentours, une phrase qu'on prononce sans trop faire gaffe, qu'on est même surpris d'avoir prononcée tellement on ne l'avait pas en tête et puis la voilà qui sort, qui s'échappe, qui prend l'air. Et la voilà qui déclenche, qui fait se taire les bagues et s'allumer les yeux de Sylvie, des yeux qu'une heure durant, je n'avais qu'à peine réussi à allumer. Au point que juste avant, je m'étais demandé pourquoi elle était là, pourquoi elle était venue. Je ne pensais plus trop à l'idée qui m'avait conduit jusqu'ici, cette idée saugrenue à cet instant. Je ne voyais pas trop comment nous allions pouvoir avoir une relation sexuelle. Quoique.
Maintenant que je m'étais habitué à notre silence, et que je la regardais mieux, oubliant les bagues et le fart, je me disais que son regard semblait pouvoir me permettre d'envisager une issue favorable à ce projet, ce qui pour le coup me requinqua plus que de raison au point que je levai un doigts, qu'un barman arriva et que je commandai la même chose.
Elle tourna la tête latéralement et je me mis à regretter mon initiative. Peut-être qu'au contraire, cette phrase, justement, allait la faire partir du bout, ce que j'aurais peut-être fait à sa place si quelqu'un m'avait confié avoir mangé de la terre. Sylvie avait tout de suite embrayé, il faut dire. Elle m'avait demandé de raconter. Elle avait roulé des yeux. Allez, raconte. Elle avait du sentir que notre rencontre venait de prendre une tournure à laquelle il n'aurait pas été possible de songer avant.
Je m'étais laissé convaincre.
Je ne restais pas assez longtemps en ville pour chercher à gagner du temps. Alors je racontai.
Elle venait de finir sa première tarte au flan. Et moi de mettre un terme à plus de dix ans d'esquives.
Je racontai tout, sans filtre, avec moult détails. Tout. Dix ans, dix secondes, dix minutes. Pas plus.
Ca ne pèse pas bien lourd, finalement, un secret.

(à suivre)

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