lundi 20 février 2012

Chouchen*

[Texte régulièrement complété jusqu'au 15 janvier 2013]


Les premiers jours, je pense que nous nous épiions.
Quelque chose de cet ordre-là.
Au Café de la Marée, ils ne m’avaient pas dit grand-chose sur elle. Ils ne savaient pas en fait. Ni quelle était. Ni ce qu’elle faisait. Elle avait débarqué là un beau jour et elle restait. Elle avait pris une chambre à durée indéterminée au gîte des Ajoncs.
Adrienne avait confié qu’elle ne parlait pas trop, le bonjour, le bonsoir ; elle veut pas qu’on l’emmerde, celle-là, mais on n’a pas envie non plus. De l’emmerder, bien sûr.
Ô, avait répondu Daniel, je l’emmerderais bien quand même un peu, mais bon, Adrienne, si tu le dis, je te crois.
Daniel avait la finesse de ceux qui croisent les regards des autres. Et les prunelles d'Adrienne étaient promptes à se muer en braise. Il avait prudemment battu en retraite.  Il s’était vite tourné vers moi, en me disant qu’il comptait un peu sur moi pour creuser l’affaire. Il avait annoncé cela avec son sourire sans dents. Z’êtes un peu les mêmes, il avait ajouté.
Je voyais ce qu’il voulait dire.
On se doute bien que tu ne vas pas l’emmerder, il avait précisé.

xxx

Elle et moi passions des heures l’un à côté de l’autre et à distance raisonnable l’un de l’autre, sur la plage, chacun sur un rocher, ou à même le sable, ou les deux, il arrivait que la marée monte, qu'elle redescende. Entre nous, davantage que quelques mètres. Deux planètes qui se tolèrent. Se frôlent. Se jaugent. Et s'ignorent. Cela ne me semblait déjà pas mal.
Il y avait quelque chose de fascinant à se dire que l’on était quasiment au même endroit en même temps et que ni elle ni moins n’étions au même endroit en même temps. Que chacun chez soi, assurément, on ne voyait  pas les mêmes choses à supposer que l’on voyait quelque chose dans ce décor qu’un regard pressé aurait jugé comme étant immobile, voire inamovible, alors que nous tentions peut-être juste de l’apprivoiser ou de le comprendre. D’en mesurer les battements, en quelque sorte. Comme un écho. Il m'arrivait de mettre ma main contre mon oreille.
Il n’était pas immobile, ce décor. Nous non plus.

xxx

Un jour, nous fîmes le chemin du retour ensemble. A pied. Nos pas vite synchronisés. Elle marchait un peu plus vite que moi. Bras en mouvements. Les miens dans les poches.
Le gîte était situé à quelques centaines de mètres de la maison. Le long du chemin. Il suffisait de continuer tout droit. Elle continua.
Quelques jours plus tard, nous fîmes le trajet aller, aussi.
Lorsque j’étais sorti, bien que ne voyant pas grand-chose à cause du bonnet, elle m’attendait, en tout cas elle se leva et se mit en route alors que j’approchais. Nous nous saluions d’un hochement de tête, ce qui avait le don d’énerver Daniel.
Il me trouvait lent à la détente. Il se demandait, en se resservant un muscadet, où fichtre j’avais pu trouver toute cette lenteur. Cela le taraudait. Il y revenait souvent. Au muscadet aussi. Je lui avais répondu un jour, c’est comme un ricochet Daniel, trop de vitesse trop longtemps.
Il avait levé les yeux au ciel.
Comme un boomerang, plutôt, il avait ajouté.
Il était plus bougon les jours où Adrienne partait sur le continent vendre ses gâteaux et ses confitures. Moi, je lui achetais ses crêpes.
Il n'avait pas tort.
J'allai m'acheter dés le lendemain un boomerang. Ca me changerait des ricochets.

xxx

C’est un jeudi qu’elle troua le silence. Qu’elle se décida de le trouer. Je ne saurais dire. Si ça avait été une éclaircie dans un ciel sombre ou un coup d’ombre dans un ciel gris. Peut-être les deux, de toutes façons, il ne faisait pas très beau, c'était difficile à savoir.
Elle avait dû être boxeuse, ou escrimeuse, je m’étais dit. Elle était probablement gauchère, en tout cas. Je n’avais rien vu venir. Le coup avait porté.
On va dire que je m’appelle Estelle. Et n’oublie pas que tu ne connais rien de mes larmes.
Elle avait dit cela très tranquillement. Très simplement.
J’encaissai tant bien que mal. Je ne m’attendais pas à une voix comme celle-ci, de surcroît.
Surtout, je n’avais rien su répondre. J’avais bredouillé, moi, c’est Jean. Je lui avais tendu la main, un peu bêtement, tout ça. C’était surtout manière d’agir quelque chose.
Elle avait haussé les épaules, aussitôt je m’étais dit que je l’avais déçue. Puis elle avait chantonné du Thiéfaine, et ça aussi, assurément, c’était un coup de gauchère.

xxx

Thiéfaine était l’un de mes dieux vivants, ni plus ni moins. Bien plus qu’un chanteur ou qu’un poète, pour moi. Un frère, un ami, que je n’avais évidemment jamais vu, l’aurais-je seulement osé, qui m’avait maintes et maintes fois rendu visite dans ma vie, présent quand ça n’allait pas, présent quand ça allait mieux, présent quand ça allait bien. Il m’avait tendu la main, expliqué la vie, décrit l’enfer, présenté la mémoire, ouvert les mots, comme on pêcherait des huîtres pour y dénicher des perles. Il m’avait fait rire, aussi, Thiéfaine.
Alors qu’en ce jeudi d’automne, les mains dans les poches, elle se mette à chantonner du Thiéfaine dans cette Bretagne battue par la bruine, c’était comme arracher de nulle part un rayon de soleil et me le tendre.
Il pleuvait des gouttes qu’on ne sentait pas. J’ai murmuré Rock Joyeux, c’était le titre de la chanson. Elle a souri et c’en est resté là.

xxx

Le soir, je cherchais sur le net les paroles, pour bien m’assurer que c’était ce que j’avais en tête.
Elle veut plus que son chanteur de rock vienne la piéger dans son paddock
Elle veut plus se taper le traversin à jouer les femmes de marin
Elle s'en va
Elle veut plus que son dandy de la zone vienne la swinguer dans son ozone
Elle veut plus d'amour au compte-gouttes entre deux scènes entre deux routes
Elle s'en va Rock rock joyeux
Elle lui a dit je change de port mais pauvre débile je t'aime encore
Seulement tu vois c'est plus possible moi aussi je veux être disponible
Elle s'en va
Il a juste haussé les épaules comme si c'était son meilleur rôle
Et lui a dit casse-toi de mon ombre tu fous du soleil sur mes pompes
Elle s'en va
C’était donc bien cela et j’avais mal dormi cette nuit-là.
L’inconvénient avec les artistes qu’on suit depuis des lustres, c’est qu’ils vous multiplient les souvenirs. Et ça avait déboulé suffisamment pour que je m’y perde. Je m’étais relevé plusieurs fois. J’avais même essayé d’écrire. Surtout, je me demandais jusqu’où elles allaient, ses paroles. Comment il fallait que je les écoute.
Et puis je me demandais si elle s’appelait vraiment Estelle.

xxx

Les jours suivants, notre affaire avait repris son train normal. Nous marchions à l'aller, au retour, et nous posions nos épaules le long de l'océan. Parfois, l'un de nous se levait, faisait quelques pas. Elle adorait marcher dans l'écume. Je tentais pour ma part d'apprivoiser le boomerang. Une seule fois sans trop réfléchir je l'avais jeté vers l'eau. Il n'était pas revenu. Moi qui ne me baignait jamais en avait été quitte pour un bain de mer, j'en avais jusqu'aux chevilles, j'avais pas senti venir l'affaissement du sol, j'en avais par-dessus la tête et j'étais gelé en sortant. J'étais rentré aussi sec et m'étonnai en chemin. Elle n'avait pas bougé. Je pariais même sur le fait qu'elle n'avait pas esquissé non plus le moindre sourire. A moins qu'elle les planque quelque part pour les ressortir ensuite.
Je devais pourtant prêter à sourire.

xxx

Un jour, elle toqua à ma porte. Ce n’était pas l’heure. Ce n’était pas le lieu. Je sursautai. J’étais en train de lire. Allongé. Bien au chaud. Cela faisait exactement 36 jours que j’étais ici et pas une seule fois je n’avais eu de la visite. Même le type de l’eau s’était débrouillé. Même la réparation du lave-vaisselle s’était réalisée un jour il était parti et le lendemain il était revenu, j’avais déposé le chèque dans une boite aux lettres.
J’avais débranché le téléphone et oublié mon portable chez Daniel. Il en faisait usage s’il le souhaitait. Il devait juste me prévenir si quelqu’un m’appelait. Il ne m’avait jusque là rien dit. Que la porte annonça la venue de quelqu’un avait de quoi me rendre perplexe, et je l’étais perplexe, ne sachant quoi me mettre en posant les pieds par terre.
Je m’étais cogné la tête contre le velux en essayant de voir qui pouvait avoir frappé. Je n’avais rien vu. Et puis c’était elle. Qui d’autre, finalement ?
Elle me tendit juste un paquet de café. M’annonça ses trente jours. Voulait fêter ça. Avait aussi apporté du saucisson et du pain. Je lui avais confié une fois, alors qu’on se demandait ce qui nous ferait le plus plaisir si on restait coincé sur l’île, que du pain frais, un saucisson et du café me suffiraient amplement.
Je peux entrer ?

xxx

Je crois que c’était la première fois qu’elle me posait une question, et qu’elle attendait une réponse. Je crois aussi que c’est la première fois que je la voyais sourire.
Elle ne bougeait pas du seuil.
Ses yeux me fixaient pendant que les miens faisaient le tour de la terre aller et retour.
Je m’effaçai. Elle passa. Elle fonça dans la cuisine.
Comme si elle avait toujours été là. Comme si elle était déjà venue.
Tu comptes rester habillé comme ça ?
Elle faisait le café et je fus tenté de me laisser glisser au sol le long du mur. J’avais oublié le porte-clés accroché au mur. Il me grimaça le dos. Je restai debout. Je regardai ma tenue. Mes chaussettes d’abord. Pas ragoûtant en effet. Le jean, le pull. Ca irait bien. J’avais juste oublié comme une femme peut rapidement vous dégommer. Comme le doute peut vous envahir et retomber comme un soufflé.
Je décidai de rester debout. De garder mes habits. Pour autant, je ne bougeais pas. J’avais besoin de calme. De décoincer mes mains, de décrisper mon visage. Mon cœur battait trop fort. Trop vite. Il ne semblait pas apprécier cette agitation. J’étais dérangé. J’étais troublé. Je n’en avais pas envie. Je me demandais ce qui lui prenait. Pourquoi elle brusquait les choses comme ça. Nous n’étions pas à trente jours près.

xxx

Je filai près de la cheminée.  Elle déboula dans la pièce principale et alluma le feu.
Elle avait déposé les deux tasses sur la table.
Elle voulut ouvrir les rideaux.
Je fis non de la tête. Elle n’insista pas. Son sourire était parti.
Je fête mes 30 jours, elle confirma. Et je veux te parler.
Je pensais qu’on se parlait tous les jours.
La gauchère ajouta : vraiment te parler.
Je pensais que je n’étais pas certain de vouloir entendre, en fait. Qu’elle aurait pu dire je voudrais, ou je souhaiterais.
Estelle précisa : enfin… commencer… si tu veux bien…

xxx

Quand elle est partie, j’étais épuisé. Laminé.
J’avais réponses. Même à des questions que je n'avais pas en tête. Et maintenant, je ne savais pas quoi en faire.
Non, je ne voulais pas entendre. Je n’avais pas voulu. Mais j’avais écouté. Pendant six heures. Evidemment que je ne voulais pas savoir. Que je préférais le mystère. Les silences. Le rêve, aussi. Mais maintenant, ce ne pouvait pas être autrement. Plus l’être.
Ceci étant, je comprenais qu’elle ait eu besoin de parler et ce qui m’avait semblé être soudain, ce que j’avais pris pour une impulsion, un coup de gauchère,  était en fait quelque chose au long court, qui avait grossi dans son esprit, au point qu’elle ne puisse plus faire autrement.
Au point qu’elle devait parler à quelqu’un. Et que ce quelqu’un, c’était moi.
Je l’ai su tout de suite, elle m’avait confié. Dés que je t’ai vu.
Je m’étais dit, acide, en même temps tu ne vois personne, mais ce n’était pas tout à fait exact, je le compris assez rapidement.
A la longue, ses mains tremblaient moins. Les miennes davantage.

xxx

Ses yeux n’avaient fait aucun trou dans la cheminée, quoi que j’en ai pensé.
Ils étaient pourtant laser, ses yeux, elle l’avait fixée pendant plus de 360 minutes, la cheminée, à se demander qui avait les plus fortes étincelles et qui craquelait le plus. J’avais essayé de me mêler au concert, pliant mes jambes, mes bras, mais mes petits os ne valaient pas grand-chose. Alors qu’elle parlait, la pièce même me semblait avoir grandi.
Je pensai pendant un bref instant à une chanson de Patti Smith, intitulée Gandhi, mais cela ne me fit pas sourire. Je ne comprenais pas l’anglais mais cette chanson me paraissait bien coller avec tout ce que dégageais alors Estelle. Qui, d’ailleurs, ne s’appelait pas Estelle, ainsi que je l’avais supposé. Mais qui désormais et pour toujours s’appelait quand même Estelle, ainsi que nous en avions convenu.
Nous sommes liés toi et moi, maintenant, elle avait expliqué, gênée presque, quoi que ce n’était pas son genre, de me demander si je voulais bien continuer à l’appeler ainsi.
Je ne veux plus rien demander à qui que ce soit, elle avait ajouté, et j’avais pensé qu’elle ne s’inquiète pas pour ça, que je le ferais pour deux. Que j’étais un spécialiste, moi.

xxx

La nuit tombait et la balade me manquait. Mes fesses appelaient les rochers, mes pieds le chemin, je découvrais que mon corps avait un langage. Comme les vieux, il prenait des habitudes. En marchant, j'essayais de trouver quelles habitudes j'avais perdues, du coup. J'étais un convaincu des vases communicants. Ce que l'on gagne d'un côté, on le perd d'un autre. Katia m'aurait dit, et vice versa. J'aurais dit et vice versa.
Nous n’avions pas bougé de la journée, mes fesses, mes jambes et moi. Mes oreilles, mes yeux, mon crâne et mes mains, par contre, n'avaient pas chômé. Nous l'avions écoutée. Et écoutée encore. Je me sentais  ivre, quasiment. Saoulé, certainement. J’avais besoin de vent. Je laissai le boomerang. Il faisait presque nuit. Je n'avais pas l'envie de me rajouter une épreuve. Déjà que je n'étais pas très brillant en plein jour. Il faisait vent, aussi. Non, inutile d'en rajouter. Point trop n'en faut. Il ne me fallait plus rien.

xxx

Je n’avais pas entendu les bulletins météo, et pour cause, je ne les avais pas écoutés. Je n’avais aucune raison de les avoir entendus, d'ailleurs, la télé était dans une armoire et je n’écoutais pas la radio. Je n’allais sur le net que pour chercher des trucs précis, ceux qui me passaient par la tête.
Estelle s'était levée.
Je l’avais regardée se lever, puis partir, elle semblait soulagée, elle était déchargée, elle s’était dit crevée, aussi.
Elle avait juste dit il faut que j’aille dormir maintenant et quand la porte se referma, j’avais pensé il faut que j’aille prendre l’air.
Il n’était pas question que j’aille chez Daniel. L’idée m’était venue pourtant. J'avais une mission, c'est vrai. Faut que je lui raconte, j'ai pensé. Mais c’était idiot. D'autant que j'avais entendu sa voiture passer. Il se rendait chez Adrienne. On était donc vendredi. Elle était rentrée la veille, par le dernier bateau. Je savais qu’il avait pris une douche de bon matin. En sifflant pendant que ses doigts pétrissaient son crâne. Et il fallait ça. Daniel ne jurait que par le savon de Marseille.
Dehors, un vent de fou soufflait. Je marchai tête baissée. Cela me convenait. Je connaissais le chemin.
J’avais en tête des paroles de Bashung.

xxx

À perte de vue des lacs gelés
Qu'un jour j'ai juré d'enjamber,
À perte de vue
Dodelinent des grues, les pieds dans la boue
Qui eût cru qu'un jour nos amours déborderaient
Plus de boulons pour réparer la brute épaisse
Ma pute à coeur ouvert trop de cuirassés
Pas assez d'écrevisses pour une fricassée
Donnez-moi des nouvelles données
Voies d'eau dans la coque du Poséidon
Hamacs éperonnés est-ce un espadon
l'oeuf d'un esturgeon Ou un concours de circonstances

xxx

Sur le chemin, j’avais été doublé par une Méhari de location remplie par des coupe-vent orange et sur la plage, malgré l’obscurité, j’avais croisé Jean-Pierre.
Je ne m’attendais tellement pas à croiser quelqu’un que je ne sus pas quoi lui dire.
Alors je ne dis rien.
Jean-Pierre était de ces gens qui n’ont de toutes façons besoin de personne. Il faisait tout tout seul. Tout, avait précisé Daniel un jour alors que nous parlions de totalement autre chose. Tout conversation incluse. Il parlât donc de je ne sais quoi. Je n'écoutais pas vraiment. J'avais tout donné. J'avais plus un seul gramme de capacité à écouter.
Il me dit à un moment, bouge-pas, et en trombe,  il partit vers sa voiture. Il revint avec un sac plastique. Il me le donna. C’est un bar, il annonça. Je viens de le pêcher. Tu n’as pas bonne mine. Ca va te requinquer. Et sinon, la filasse, du nouveau ? Il souriait, alors. Ce n'était pas courant qu'il donne de sa pêche. D'habitude, le bateau amarré, il filait vers sa voiture et rentrait.
La filasse, c’était Estelle.
Je l’avais oubliée. Un peu. Pendant quelques secondes. Du coup, elle revint fissa. En force.Tout l’après-midi me revint fissa itou et même pour tout dire assez violemment. J’étais harponné par le pêcheur. Il me fixait, soudainement. Il e taisait. Je tremblais. Il me fixait encore plus. Je finis par tomber.
Je me réveillai quelques heures plus tard dans mon lit.
Je n'avais pas vu qu'elle nous observait depuis le sentier côtier. Assise sous le banc de la maison aux volets bleus.

xxx

Les jours suivants, nous avions repris nos habitudes. C’était  insupportable pour moi.
Je ne sais pas comment je faisais avec ce serment à la con. Mais je prenais mon air buté, j'enfonçais mes mains dans les poches de mon pantalon, et j'avançais, en me disant que ça tiendrait tant que ça tiendrait et pour l'instant ça tenait. Les soirs, j'étais juste hagard. Pensif. Perdu dans mes pensées. Evidemment.
Le lendemain de la migraine foudroyante, au matin, j’étais allé au Café de la marée et je pense que m’étais plutôt bien tiré du guêpier dans lequel je m’étais fourré, racontant que plongé dans l’écriture d’un bouquin en ce moment, qu’enfin ça revenait, l’inspiration, que des mois et des mois sans rien, c’était dur; je n’avais ni mangé ni dormi pendant deux jours.
J’étais allé prendre l’air quand Jean-Pierre revenait de la pêche. Ce n’était pas la meilleure idée que j’avais eue, ça c’était sûr. Je le remerciai pour le bar et le couchage. Je payai ma tournée. C'est la moindre des choses. Ils en furent soulagés.
Daniel et lui avaient trinqué à ma santé en me disant de faire attention. Le lendemain, Adrienne déposait devant ma porte du kouign Amann. Je ne cessais d’être épaté par leur gentillesse, la protection finalement dont ils m’enveloppaient. J’étais un peu leur enfant revenu au pays sauf que je n’étais pas du pays. Et que je ne progressais pas vraiment au lancé de boomerang, à tel point que j’en étais revenu aux ricochets, laissant l’instrument dans le garage.
Estelle et moi passions de nouveau nos après-midi à marcher ou à contempler l’océan.

xxx

Ce matin-là, ils ne parlaient que de ça.
Adrienne avait déboulé ventre à terre, ce qui dans sa morphologie n'était qu'à peine une expression, et avait annoncé tout de go que l'autre avait un tatouage énorme dans le dos. Daniel lui avait servi une Dolmen aussi sec et elle avait un peu de mousse sur les lèvres en disant que c'était un drôle de tatouage, quand même, le genre comme dans la bible. J'aurais jamais pensé que la filasse avait assez de dos pour un tels machins, elle avait ajouté.
Tout le monde sirotait sa bière en opinant du chef. Personne n'avait idée sûrement de ce qu'Adrienne voulait dire par la bible, mais ça calmait. Ca en imposait.
Je me contentai de froncer les sourcils.
L'autre, c'était la filasse. Estelle. Qui ne s'appelait pas Estelle mais j'étais le seul à le savoir et je ne devais pas en parler. Je n'en parlais donc pas, quoi qu'il m'en coûtât. Au fil des jours, je commençais à sentir dans mes épaules que c'était bien lourd à porter, tout ça. Surtout que je n'avais pas plus de raisons que ça. Je n'avais pas remarqué le tatouage.
Daniel annonça que ça changeait rien, que lui, il en avait des tatouages, qu'il aimait bien ça.
Jean-Pierre trouvait que c'était pas fait pour les femmes. C'est comme leurs trucs, là, sur le nez, sur la langue. Ca ne devrait pas exister, ces choses-là.
Adrienne lui répondit qu'il comprenait rien aux femmes, de toutes façons, et qu'elle plus jeune, elle aurait pas dit non. Mais pas un aussi gros. Pas un qui fait peur.
Daniel ricanait. Ca l'amusait, le pas assez de dos. Il regardait ses mains en demandant si Adrienne pensait qu'il s'ennuierait. Jean-Pierre se marrait aussi. Ils me réchauffaient, tous.
Il était grand temps de passer à la belote.
Jean-Pierre fit sa réponse habituelle. Je ne peux pas, désolé, je vais pêcher, il avait dit, et comme à chaque fois, c'était le signal. Tout le monde se tourna vers Denez, qui était dans son coin, qui écoutait et ne disait rien, qui fit son gêné, son j'ose pas et qui se leva pour prendre sa place.
Il se frottait les mains. Nous pouvions commencer. Je me demandais ce qu'il pensait du tatouage et je commençais à me dire que si ça se trouvait, plein de gens avaient des tatouages, et qu'on le savait pas.
Je n'avais pas envie de jouer. Je n'ai jamais aimé perdre et je n'ai toujours pas compris comment s'y prenaient Daniel et Adrienne. Ils trichaient, j'en étais sûr.

xxx

Estelle était rentrée et n'était pas rentrée. Elle était allée marcher, en fait, autant pour ébrouer son corps que pour digérer ce qui s'était passé. Essayer de digérer. Commencer à digérer. Elle même n'en revenait pas. Elle était sentiments mêlés. Contente d'avoir osé, inquiète de l'avoir fait. Peur et désir, décidément, complices, toujours.
Elle ne pensait pas à Jean. Elle ne pouvait pas. Elle avait trop de choses en tête. Elle marchait et avait aperçu Jean-Pierre dans son bateau. Elle avait pris le sentier côtier. Celui qui semblait dessiner un arc de cercle autour de la maison bleue, comme disait Jean. Celle qui le faisait tant rêver.
Elle la regarda, cette maison. Elle s'assura que personne n'y habitait. De fait, elle était vide. Elle y entra. Elle en profita. Pour ôter de son dos le tatouage. Elle avait laissé la porte entrouverte. Elle avait vu Adrienne dans le miroir. Elle l'avait entendue partir. Se rendre au café, sûrement. Raconter, probablement.
Elle fredonnait Des Roses, une ritournelle entêtante inconnue de Cornu. 

xxx

Je ne pensais plus qu'à cela. A tout ce qu'elle avait dit. J'essayais de ranger, je crois. J'avais perdu à la belote. Jean-Pierre était parti en râlant et en boitant. Adrienne m'avait dit, ne t'inquiète pas, il est content quand même. Daniel et elle se regardaient en souriant. J'étais rentré. Elle avait parlé comme si elle avait lu les pages d'un bouquin qu'elle aurait apprises par coeur.C'était ce que je m'étais dit pendant que je tortillais sur le fauteuil, luttant contre mes crampes et cette lancinante douleur dans la fesse qui m'attaquait cet après-midi là. Etrange scène : je me dandinais. Elle fixait la cheminée. Ses mots dégoulinaient. Comme jaillis d'une plaie. Elle bougeait pas toute à sa fusion intérieure. Je me dandinais glacé dans mon immobilité. Elle avait dit à un moment, commentant nos après-midis passés au : Tu vois, nous sommes les deux faces de la plage. Toi, tu es le petit rocher, le sable où vient s'échouer la mer. Moi, je suis l'eau de l'océan, je n'en finis pas de venir et revenir vers la plage, c'est un mouvement sans fin, éternel quasiment.Je m'étais découvert rocher. Petit rocher. Je ne voyais plus la plage du même oeil. J'y retournais, pourtant. Mais je ne parvenais plus à la laisser me gagner comme avant. Il me semblait ridicule, ce rocher. Tout petit. parfois même recouvert par l'eau. Battu par son écume.

xxx
J'avais passé plusieurs nuits sur le net à mener une enquête dérisoire quand le téléphone a sonné. J'ai émergé comme j'ai pu.
C'était Guillaume.
Il l'était l'un des rares à avoir mon numéro de portable. Il venait aux nouvelles. Comme convenu, il précisa. Comment ça comme convenu ? Je t'avais dit que je t'appellerais le soixantième jour. On y est, vieux. Alors comment tu vas ?
Je baragouinai je ne sais quoi, la conversation ne s'éternisa pas, heureusement. Je n'avais pas dit un mot sur Estelle. Penser son prénom suffisait maintenant à me glacer le sang. Tout l'intérieur, comme congelé, d'un coup. On continuait à aller se balader mais on n'échangeait pas de mots. Cela m'arrangeait. Il lui arrivait de me regarder, parfois. Je n'étais pas à l'aise.
Daniel m'avait dit qu'il trouvait que la filasse avait changé. Un je ne sais quoi, il avait ajouté, en m'adressant un clin d'oeil. Adrienne aussi a trouvé. Par contre, toi...
Je me demandais bien ce qu'ils avaient trouvé.
Je suis allé me faire un café, l'oeil dans le vague.
Je n'avais pas aimé cette intrusion. Guillaume n'y était pour rien. Il m'avait replongé dans un bain bouillant et je cuisais de l'intérieur. Je fus tenté d'aller la voir, d'entrer au gîte, de faire pareil, de causer et de causer encore. A la place, j'allai sur le sentier côtier.
J'aimais décidément ce hors-saison. On y avait la certitude de n'être pas troublé. Pas risque de hordes déboulant de nulle part. Pas risque de promeneurs équipés Decathlon ou de familles rassemblées affichant un bonheur démenti par des ados boudeurs. Pas risque de coup de soleil, non plus. Un ciel blanc s'était installé, de ces blancs qui appellent le sombre, non de ces blancs qui scandent la paix.
De toutes façons, c'était la guerre.

xxx

Je pensais à cette chanson de Dominique A, Elle parle à des gens qui ne sont pas là. Je m'en récitais quelques paroles.
C'est elle qui est venue à moi, me demander si elle pouvait s'asseoir un matin, à côté; j'ai vu de près ses yeux qui souriaient ses ridules, ses beaux cheveux plaqués et d'emblée, elle m'a dit : "je parle à des gens qui n'sont pas là". 
"Si je dois faire le compte de ceux qui restent en moi, si je m'arrête à trois, trente vont débarquer, et ne partiront pas avant d'avoir causé, tous ces gens qui n'savent pas que je les ai quittés... ... Je n'les ai pas quittés, mais je n'le savais pas et ça les amusait, ils étaient bien en moi, et il faut leur parler, à tous, un mot gentil et il y en a assez pour causer toute la vie : je ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là". 
Elle m'a dit qu'avec moi c'était facile pour elle que je n'étais pas là, que c'était pain bénit un corps comme le mien avec toute cette absence un sexe avec des mains bâti sur du silence un édifice désert facile d'y entrer, facile d'y revenir, et facile à quitter, quelqu'un à qui parler même quand il n'est pas là puisqu'il n'y était pas quand on l'a rencontré. Elle ne parle qu'à des gens qui n'sont pas là. À ceux qu'elle ne voit plus et ceux qui sont comme moi. 
J'en frissonnai.


xxx


J'avais du mal à encaisser. J'essayais beaucoup. Je marchais, tournait en rond, dormait, lisait, écrivait, me baladait sur le net, mettait de la musique, et même de la musique classique, allait au café. Je parvenais peu. Je ne savais pas quoi faire de tout ce qu'Estelle m'avait raconté. De tout ce que, depuis, elle ne disait pas. Je voyais que quelque chose avait changé en elle. C'était indéfinissable.
Quelques jours après, elle m'avait juste dit : maintenant, n'oublie pas que connais tout de mes larmes. Il n'y avait aucun risque. Que j'oublie. Non, aucun risque. Je me trouvais seulement un peu trop petit pour accueillir tout ça. Il m'arrivait de me demander ce qu'elle ferait des miennes. Sûrement qu'elle prendrait pas. Ou qu'elle balancerait ça aux orties. Ce que je devrais faire. Et puis non, elle ne ferait pas ça. Elle n'avait pas assez de place. Elle avait dit que parfois, même l'air lui bousculait le crâne.
Je faisais confiance aux jours qui passent même si j'avais quelques doutes. Plus de nouvelles du tatouage, non plus.
Au café, ils trouvaient que j'avais un air bien mystérieux. Adrienne pensait que j'avais une maladie grave. Elle me gavait de kouign a man. Son regard me soupesait autant qu'il me pesait. Elle me suggérait le chouchen, aussi. D'un air entendu. Je jetais l'un sans lui dire. Je ne buvais pas l'autre. J'en versais quelques gouttes de temps à autres sur une fougère, en me demandant comment elle allait évoluer.
Adrienne faisait elle-même son miel. J'étais allé regarder ses ruches, une fois. J'avais aimé la passion avec laquelle elle m'avait expliqué le fonctionnement de cette communauté.
Jean-Pierre me donnait régulièrement du bar. Il se dandinait lorsqu'il venait m'en déposer, disant à chaque foi, quand on a une faim de loup, le bar, y'a rien de mieux. Il le disait maintenant sans sourire.
Je ne jetais pas le bar. Je le laissais aux chats.
J'avais de plus en plus de mal à passer mes heures à côté d'elle.

xxx

C'est le troisième jour que j'ai commencé à sérieusement m'inquiéter.
Estelle était partie du gîte en disant qu'elle laissait des affaires, qu'elle reviendrait dans quelques jours.
Je ne pensais pas que son absence allait à ce point me faire quelque chose. A dire vrai, ça avait été plutôt l'inverse quand je pris connaissance du mot qu'elle avait glissé sous ma porte. J'étais content qu'elle parte. Elle me rendait un peu d'air. Je soufflais. Je me sentais plus libre.
Mais au fil des heures et des jours, je commençais à baisser pavillon.
A me sentir moins bien.
Puis carrément mal.
J'avais peur.
Qu'il lui soit arrivé quelque chose.
Qu'elle ait fait une connerie.
Qu'elle soit retournée en prison.
Elle m'aurait sûrement dit, de quelle prison tu parles, la mienne, la tienne, celle des gens ?
Je n'aurais rien répondu.
Je n'étais pas encore prêt à lui dire quoi que ce soit. Je savais qu'elle attendait. Qu'elle n'attendait que cela.
Et sans doute que moi aussi.
Mais quand ?

xxx

Quelques jours plus tôt, j'étais rentré content. J'aimais bien quand Daniel était seul. On pouvait plus facilement parler, il baissait le masque en quelque sorte, il m'étonnait même.
Cet après-midi là, nous n'étions que tous les deux.
C'est lui qui avait lancé la discussion.
Mettant le doigt, sans le savoir, ou peut-être en le sachant très bien, sur ce qui me taraudait alors.
Je traînais le paquet déposé par Estelle, définitivement j'avais décidé de l'appeler ainsi, et ça tournait et tournait dans ma tête, j'étais incapable de m'en défaire et tout autant incapable d'en faire quelque chose.
Ce n'était pas comme un disque rayé, plutôt comme une ritournelle qu'on a en tête. Ou une idée qu'on a sur le bout de la langue et on cherche, on cherche, sans que ça vienne.
Cela faisait juste un paquet de jours que j'avais ça sur ma langue, au bord des lèvres. Mais ça ne venait pas.
Je m'interrogeais sur le hasard. J'avais fini par comprendre cela.
Je me demandais pourquoi elle, pourquoi moi, pourquoi ici, pourquoi maintenant.
Selon les moments, je convoquais la malchance. Ou, plus rarement c'est vrai, la chance. Mais je n'étais pas convaincu. Je souhaitais comprendre. Mais aussi me convaincre.
Que tout cela ne relevait pas du hasard. Que les improbables circonstances de notre rencontre, que ce qui l'avait amenée ici, ce qui m'avait conduit là, que tout cela avait un sens, quelque part.
Je ne le trouvais pas. Je n'avançais pas. Je n'écrivais pas, d'ailleurs.
Je pensais à mon boomerang qui ne revenait pas. A mes ricochets qui ricochaient.
Je cherchais l'inspiration sur des bouts de rochers.
Et là, Daniel me lance, à propos du hasard, une de ses phrases dont il a le secret. Il m'avait avoué un jour que si ça donnait l'impression de tomber comme ça, c'était rarement le cas. Il cachait son jeu que ses yeux perçants, lorsqu'on y prêtait attention, ne cachaient pas.
Il était fin observateur. Il avait fine connaissance des femmes et des hommes, de leur coeur, des secousses de leur âme. De ce qu'ils trimbalaient, visible ou invisible. Il n'en profitait pas. Il souriait parfois. Ou se crispait.
Il m'avait dit, tu sais, la filasse, elle a quelque chose à expier. Et toi aussi. C'est pour ça que vous vous entendez si bien. 
Nous étions seuls. Il n'avait pas eu besoin de partir sur des sentiers graveleux.
Nous étions seuls et j'avais pu prendre le temps de réfléchir.
Nous étions seuls et il avait laissé ce temps s'écouler.
Je lui avais dit qu'il avait probablement raison.

xxx

Un soir, elle était réapparue. Elle était venue directement chez moi. Elle avait changé.Je ne saurais dire quoi.Elle avait apporté de quoi manger. J'eus quelques peines à avaler ces denrées-là.J'avais faim, pourtant. J'étais soulagé qu'elle soit revenue. Mais je connaissais la provenance de son argent. J'étais moins regardant sur la provenance du mien.De toutes façons, là n'était pas le propos.Je continuais à me taire. Incapable d'enchaîner. Elle avait parlé il y a plusieurs semaines. Nous n'étions pas revenus là-dessus. J'avais l'impression qu'elle m'attendait.
Elle m'annonça tout de go qu'elle connaissait mon secret et je me mis à trembler.
Je n'avais pas peur qu'elle me dénonce. Non. De ce côté là, je ne craignais rien. J'avais peur de moi, comme d'habitude.
J'avais peur que ma mémoire, qui rôdait je le savais bien, me rattrape. Pour de bon.
J'avais peur que ce que je retenais depuis que j'avais déposé mes valises ici ne me fasse m'effondrer.Je n'en étais pas bien loin. Et je n'écrivais toujours rien.
Je ne fus même pas surpris qu'elle sache.Je ne vérifiai d'ailleurs pas.
Rien ne me disait qu'elle savait.
Je ne lui posai aucune question. Je crois que d'une certaine manière, j'étais content. Pas soulagé, plutôt moins seul. Et j'appréciais.

xxx

Je n'eus pas besoin de lui proposer de venir habiter chez moi. C'est elle qui, le lendemain, se proposa de venir habiter ici. Elle avait juste dit, en déboulant avec ses sacs : c'est con de payer une location pour le gîte. Et elle avait ajouté : et puis, franchement, Adrienne, elle me court sur le haricot. Toujours à me loucher en croyant que je ne la vois pas, à fouiller dans mes affaires quand je ne suis pas là.Comme elle avait décidé de rester ici encore quelques temps, elle trouvait logique qu'on vive ensemble.
Si je n'y voyais pas d'inconvénient.
Je n'y voyais pas d'inconvénient.

xxx

Je connaissais ses larmes même si ce n'était pas réciproque. Elle ne connaissait pas les miennes. Quoi que je n'étais pas très sûr de les connaître tant que cela. Très vite, tout prit une tournure à laquelle je ne m'attendais pas.Elle m'avait raconté le coup du tatouage et nous avions fait l'amour. Je pensai d'ailleurs à Daniel et à tous les autres. A leurs sourires en coin. A tout ce temps qu'il nous avait fallu, elle et moi. Je me demandai si nous avions reculé l'échéance, ou si nous avions laissé le temps au temps, ou si.... Mais quelle importance ?Je lui avais parlé du boomerang alors que mes doigts dansaient le long de ses jambes. Sa peau était étonnamment douce. J'imaginais du cuir, quelque chose de plus rêche, tanné par les vents et les épreuves. Mais non. Pouvions-nous ainsi épargner des bouts de nous-même, malgré les épreuves, les forts vents, les inondations ? Il semblerait que oui. Sa peau était douce et je n'envisageais pas de porter plainte. Au contraire.Elle avait ôté son pull, me montrant son dos immaculé, elle riait de sa blague, alors qu'elle avait vu Adrienne par le miroir. Je ne l'écoutais plus. Je regardais ses seins, les trouvant plus pleins que dans mon souvenir, ce qui ne manquait pas de m'étonner alors que nous faisions seulement connaissance.L'idée que je puisse avoir déjà vécu ce moment-là me territifait.Je reculai. La regardai. Elle me regardait la regardai. C'était beaucoup pour moi et ma main approchant tremblait Mes doigts tremblaient. Mes yeux vibrillonnaient. Mon coeur était menaçant, je songeais à un volcan, une éruption. Cela devait se percevoir. Elle tremblait aussi. Mais pas pareil. Elle avait peur et c'était pour moi révolution. Je ne pensais pas qu'elle puisse avoir peur. Pas elle. Elle s'était retournée. Elle ne riait plus. Je me souviens seulement d'un silence. Extraordinaire. Presque parfait. Un silence pur. Dangereux, peut-être. Un aimant. Je tombai à genou. Le contact avec sa peau me transportait, je voyageais, du bout des doigts. Elle n'avait pas laissé un homme entrer en elle depuis plus de vingt ans, c'est ce qu'elle m'avait dit.Je comprenais cette durée en me demandant si des femmes étaient entrées.

xxx

 Lorsqu'elle m'avait raconté son histoire, elle avait eu cette phrase qui longtemps se promena en moi. J'y voyais capacité de liberté à un point que jamais je n'aurais soupçonné. Elle n'avait pas dit qu'elle était entrée dans une prison. Elle avait dit que c'était la prison qui était entrée en elle, qu'elle l'avait laissée entrer, qu'elle l'avait choisie en quelque sorte. Elle n'avait jamais pris la parole lors des interrogatoires puis lors du procès. J'avais décidé, elle m'avait précisé. J'avais décidé que ce serait plus simple comme cela. Elle avait pris vingt ans comme on prend connaissance d'une nouvelle étrangère. Vingt ans, ça m'allait, elle avait précisé. J'avais 20 ans à l'époque. Je sortirais à 40. C'était très bien comme ça. Elle commença une autre vie.Elle avait décidé de reprendre ses études. Ou plutôt de les prendre. Je quittais le monde des vagabonds. Des errants. Je n'avais pas de but précis. Mais je n'étais plus en lutte. J'avais lâché prise. Chaque jour était un bonus. La prison, je ne la voyais même pas. Le temps était pour moi, avec moi.


xxx

[à suivre]


A propos du Chouchen : On dit que les effets du chouchen étaient autrefois très violents car le miel utilisé contenait souvent des abeilles. Le venin présent dans le chouchen rendait la boisson assommante. [source ici]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts with Thumbnails