jeudi 10 juin 2010

Un genou à terre

Je me souviens de ses larmes. Il était un paysan solide, rugueux, aux larges mains calleuses.
J’étais à l’époque un jeune journaliste qui plongeait dans les dédales agricoles de la politique commune (PAC). Un plumitif qui « couvrait » des manifestations et qui n’y comprenait rien. Il avait accepté de me recevoir et de m’expliquer. Nous avions convenu de prendre le temps.
Il m’expliqua.
Nous étions dans un bureau. Il sortait des papiers, des formulaires, des courriers. Il me montrait comment on calculait ceci, puis cela, comment lui ensuite devait calculer ceci, puis cela. Il notait que ces conneries obligeaient à devenir PDG alors que lui n’était qu’un paysan. Il sentait qu’il y aurait de la casse, parce que tout le monde ne peut pas.
Peu à peu, nous quittâmes la paperasse et la revendication pour entrer dans le fond et parler de son « métier ». De ce qu’il était devenu. C’était cela finalement qui le minait le plus. En vérité, il pleurait sa terre.
Il ne l’avait pas dit comme ça mais je l’avais entendu le penser très fort : je l’ai assassinée, cette terre, putain. Je l’ai assassinée.
Il m’avait raconté comment il était entré dans la danse. Comment la machine infernale, qu’on la prenne par n’importe quel bout, les poussait lui et ses collègues à se retrouver aux antipodes de leurs valeurs. Quelques uns s’y retrouvaient. Mais beaucoup subissaient.
Je me souviens de ses larmes et de son frémissement, je me souviens que juste derrière les sanglots il y avait une sourde résolution. Je me souviens qu’il était arrivé au point où on doit choisir entre la culpabilité, le remord ou le choix qui permet de se regarder dans la glace.
Sa voix avait changé quand il conclut cette étrange après-midi par un : dés que je peux, j’arrête tout ça.
J’avais mal entendu, son, j’arrête tout ça.
Il était revenu à la terre quelques années plus tard. Il avait réglé comme il avait pu ses affaires financières. Puis avait opté pour apurer ses sols et « se mettre en agriculteur bio ». Sa femme avait repris un boulot pour qu’ils s’organisent autrement.
Au moment de ses larmes, un gamin courait derrière son papy.
Il avait tressailli. Il voulait pouvoir regarder l’un et l’autre dans les yeux. Il en avait terminé des tous pourris et des banques ceci et des technocrates cela.
Il en avait marre de brûler des pneus, de monter la garde, de voir l'excitation l'emporter sur la bêtise.

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