dimanche 15 janvier 2012

Dans la file


Bruno était sorti de la voiture et s'était approché de la rivière.
Il grimpa sur quelques rochers. Fit quelques sauts de puce. Arriva à bon port. S'allongea. Au bord de l'eau, il tendit le bras et fut saisi par le froid. Trembla.
Il revint vers la voiture où je l'avais attendu, un peu en surplomb, l'oeil dans le vague. Je n'avais toujours pas réussi à arrêter de fumer.
Tout de go, il me lança ce qui le taraudait.
Tu sais, ce que je crois, c'est que si on ne fait pas plus attention, ils vont finir par tous nous faire nous opposer les uns aux autres. Et on sera comme des cons, chacun dans nos vies, à vivre les uns à côté des autres, à ne plus savoir comment vivre les uns avec les autres.
Il ajouta, pendant que je ne disais rien : le problème, ce n'est pas ce ils, comprend moi bien. Je cherche pas des coupables. Ni des responsables. On l'est tous, plus ou moins. Et l'un et l'autre. Non, le problème, il est dans cette individualisation dont on ne se rend même plus compte. A laquelle finalement on ne propose aucune alternative. Et crois-moi, je sais de quoi je parle !
Je souris. Je savais, c'est sûr. Ca m'avait d'ailleurs toujours agacé ou peiné, cette propension qu'il avait, à un moment donné, à se faire les choses seul. Pour lui. J'appréciais son retour de flamme. Il m'avait dit quelques jours plus tôt que c'était comme s'il revenait d'un long voyage. Le mien fut immobile.
Nous évoquions le maintenant et le demain avec envie.
Nous nous étions offerts quinze jours de vacances rien que lui et moi, c'était une retraite en réalité, et nous étions fermement décidés à la quitter en ayant compris quelque chose. Comme à chaque fois, le temps s'écoulait sans accrocs. Je nous trouvais en bon chemin.
Nous n'étions pas de ceux qui avaient besoin de s'affronter pour discuter. Au contraire. Et j'aimais nos nos échanges parce qu'ils se prolongeaient, s'élargissaient, se recentraient, se répondaient.
Nous avions toujours été très différents lui et moi et alors qu'il plongeait le bras dans l'eau, je me félicitais de cette étrange alchimie qui nous réunissait cette fois-là encore.
A une époque, on s'adonnait joyeusement à ces retraites. On partait quelque part, on créait plus ou moins, on était ensemble, surtout. Et puis les rythmes et les géographies de chacun avaient fait leur office. Nous avaient éloigné.
Les retraites étaient des projets que nous ne faisions plus, des promesses que nous ne tenions pas. Nous avions eu le bon goût de ne pas en rajouter.
Et puis c'était revenu. Et puis nous étions là, non loin des gorges du Verdon, non loin du gîte que nous avions loué. Nos dos vieillis et tassés aimaient moins le camping. A moins que nos esprits endormis appréciaient davantage le confort. Nous tentions de les réveiller.
Le soir, nous nous faisions un feu de cheminée bien que le printemps de cette année-là fut doux.
Il nous arrivait de nous taire longuement. Nous réservions la musique à nos temps en voiture. Car on passait du temps à rouler ça et là, au hasard, parfois par jeu, parfois en nous rendant précisément quelque part.
Là, il avait dit, on redescend et je vais toucher l'eau.
Nous y étions.
Je poursuivis l'échange. Je ne sais même pas si le problème c'est cette individualisation. Je me demande plutôt si ce n'est pas le fait que nous devons faire avec un tas de choses nouvelles, et que notre société ne sait pas y répondre. Elle ne se pose pas les questions. Alors de là à se poser les bonnes questions.
Il ajouta : nous sommes des pionniers, c'est ça ? C'est ça que tu penses ?
Je confirmai. Oui, il y a de cela. S'invente devant nous une nouvelle terre, on mesure mieux ce qui ne va pas, on commence à voir ce qui est aberrant, et devant nous, il y a une sorte de trou immense que personne n'avait auparavant le temps de voir. Ils avaient leurs croisades, leurs guerres. Ils construisaient, détruisaient, reconstruisaient. L'économie était basée là-dessus. Nous, avec le nucélaire, on a inventé la paix durable. Je crois que l'homme ne sait pas trop quoi en faire, de cette paix. Il a consommé. Maintenant, il se consume.
J'aimais ces formules, là-dessus, j'étais irrécupérable. Je fus gré à Bruno de ne pas m'accuser de simplisme. Il avait le front soucieux. Je savais que nos idées faisaient salade, que ça triturait, chez lui comme chez moi. Ce soir-là, nous mangeâmes une fondue. Trois fromages.
Le lendemain, il déclara que c'était pas con, mon truc. Qu'effectivement, à force de ne plus faire de guerre, les hommes se sont ennuyés. Alors ils ont comme laissé faire et le naturel reprend le dessus. Vois comme on reparle de religions. Vois comme les seigneurs taxent les vassaux. Vois comme la violence qui ne peut plus se montrer se cache et continue d'agir.
J'ajoutai : Et vois comme on ne voit plus rien tellement tout est plus visible... Je crois que chacun se débat avec tout ça, s'isole, finalement, parce que c'est aussi dans la nature humaine.  


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