De la vie en attente
Pour ceux qui me connaissent, ils savent que je ne passe pas mes vacances tunisiennes dans les hôtels ou sur les plages. Je vis au coeur de la population, même s'il s'agit de la banlieue de la capitale et pas de la Tunisie profonde, l'expérience est enrichissante.
Pendant ce séjour, je me dois de continuer ma préparation à mon prochain marathon. Aussi j'ai un programme d'entrainements très précis à effectuer. Nous sommes ici dans un pays ou les joggers sont rares. J'ai pris soin de ne pas porter mes habituels collants de course trop moulants et j'ai fait l'acquisition d'un short ample afin de ne pas provoquer (enfin, c'est ce qu'on m'a recommandé). J'ai pris quelques renseignements et rien ne m'a vraiment permis d'appréhender avec certitude et sérénité mes sorties. Seule l'expérience me renseignera.
Nous sommes donc au premier jour. Je dois courir une heure : J'ai pris soin de m'habiller en orange fluo pour que les Fangio du coin aient une chance de m'éviter. Me voilà parti, les plus vieilles de mes chaussures aux pieds (la suite me confirmera cet excellent choix) un téléphone portable au cas où, une bouteille d'eau et la copie de mon passeport que j'ai glissé sous ma casquette. J'ai décidé d'ignorer les regards pour avancer plus vite. Et je cours avec la plus grande prudence.
C'est dès la cinquième minute que je comprends à quel point j'ai sous-estimé le risque de me faire écraser. Je cours sur le bord de la route face à la circulation comme il se doit. "Ainsi je ferai face au danger" pensé-je. Erreur. La logique varie suivant les latitudes et je n'ai pas mis mon GPS interne à l'heure. Mon bras droit a senti un mouvement soudain. C'est à moins de cinq centimètres qu'est passée une voiture venant de derrière moi. Dieu a envoyé un taré pour me délivrer un message sans doute. "Tu doubleras à vive allure en prenant le plus grand écart et en mordant sur le bas-côté opposé" lui a-t-il ordonné. Je continue avec une vigilance redoublée ; je cours désormais sur des oeufs. Puis, je slalome entre des trous, des détritus en tous genre, des écoliers, des ouvrières sur le chemin de l'usine, des véhicules stoppés au gré des envies n'importe où, des chaises entre route et trottoirs, entre trottoirs et terrasses, entre terrasses et terrains vagues.
Plus j'avance, plus ça devient glauque. Les déchets augmentent et transforment le bord de la route en véritable décharge. Je ne peux plus slalomer, je cours dessus. C'est un parcours du combattant plus qu'une sortie de jogging. Toutes les pollutions se sont donné rendez-vous. La pire est la poussière. Le tableau est tellement surréaliste que cela me fait rire, j'en profite à fond. Encore un peu et je tomberais dans une bouche d'égout ouverte comme un cliché de dessin animé. Cent mètres plus loin, comme une réponse, le trou béant me donne raison. La plaque est à côté, dangereuse et imposante. Dix minutes plus tard, rebelote, une plaque cousine m'invite à plonger sous terre.
Une heure de course pendant laquelle mon esprit aurait dû être une caméra tant j'ai vu de choses extravagantes. Extravagantes mais vivantes. Tellement vivantes. Y'a de la vie... qui semble en attente. Comme si elle grouillait sur place. De la vie en attente dans des starting-blocks et plombée par du fatalisme. La vie retient son souffle.
En enlevant ma casquette j'ai constaté que la photocopie du passeport était trempée. J'ai imaginé mon identité tatouée sur le sommet de mon crâne.
Paradoxe visuel : ça bâtit à tout va, du grand, du beau, du luxueux. Et ça se dégrade à tout va. Dans le même espace, la déconfiture côtoie la construction. Il semble que personne n'y trouve à redire. Cela ressemble à du mouvement sans conviction, du mouvement pour du mouvement.
Dans le passé on pouvait dire que l'anarchie avait trouvé son organisation, son équilibre ou alors que le Tout-Puissant savait ce qu'il faisait. Aujourd'hui, le ressort semble détendu et le désordre s'alimente lui-même, la pente est descendante et seules des échéances dépendant des autres ressemblent à des planches de salut.
(à suivre)
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