Photo Francis Beurrier |
Je suis toujours gêné aux entournures quand on me demande de reparler de cette période. Evidemment.
J'en suis assez fier, pourtant. Mais lorsqu'elle se frotte aux regards des autres, j'ai toujours en fait ce curieux réflexe de rentrer dans la terre par les épaules, avec le désir de n'apparaître plus.
Non que cela me semble loin, plutôt que c'était difficile à expliquer. Pour ne pas dire impossible.
Je veux probablement trop convaincre. Justifier quoi ? L'inexplicable. Oui, il y a de cela.
Alors je regarde Rosa qui me sourit de son drôle de regard, elle ferme les yeux.
Je préférerais tellement, dans ces moments-là, être de ceux qui renoncent, balancent un poignet nonchalant, genre laisse tomber la neige.
Mais du fin fond de ma glotte, les acides pointent aussi sec leur bout de gras, je sens mon cuir se tanner, mes mamelons enfler, mon coeur s'accélérer.
Je sais les autres amusés, évidemment. Ils me disent allez, raconte. Ils se moquent. Et je raconte.
Ma vie sur terre.
Au sens littéral du terme. Théâtral, aussi.
Ma vie sur terre pendant une année.
J'avais décidé de relever ce curieux défi.
Mais comment dignement expliquer à quelqu'un que pendant une année, on a vécu à même le sol, s'interdisant de marcher, rampant si besoin, dormant dans les fougères, zigzaguant pour échapper à la pluie, passant selon les saisons de la gadoue à la terre sèche ? Comment ?
Pourtant, alors que les années ont passé, alors que de la poussière semble avoir poussé sur mes souvenirs jusqu'à former une croûte épaisse aussi dure que du béton, alors que finalement, j'ai presque fini par me convaincre que j'ai rêvé, ou cauchemardé, presque fini aussi par me dire que ça ne s'est jamais produit en réalité, il y a toujours ce alors raconte qui débarque.
Je veux nier. Je ferme les yeux. Et je cherche quoi dire.
L'essentiel, de toutes façons, c'est que j'ai fini par rencontrer Rosa et que tout a changé, alors.
Je m'étais redressé et je ruminais moins. J'avais perdu cette drôle d'habitude qui me faisait aller regarder passer les trains.
Quoi que ce n'est pas tout à fait exact.
Je n'ai pas rencontré Rosa. Brel l'a chantée bien avant moi. Rosa non plus ne m'a pas rencontré. Nous nous étions retrouvés, des années après, bien des années plus tard, c'était aussi incroyable que cela. Aussi simple, aussi. Elle était devenu belle entre temps et moi je rampais. Pire. Je me souviens très précisément que ce jour-là, je lisais un reportage sur la traite des blondes, des blondes d'Aquitaine. J'étais allongé dans l'herbe, je buvais, curieusement je dois le dire, un verre de lait moi qui n'aime pas trop ça. Je machouillais un brin d'herbe. Une paille.
Et c'est alors qu'elle était apparue dans mon champ de vision, plus belle encore que dans mes souvenirs les plus tristes.
Je l'avoue : ce sont ses seins que je vis en premier, et je me souviens parfaitement avoir adopté un air bovin de suprême splendeur, mes yeux allant de ses seins à mon verre de lait en passant par l'herbe et le magazine.
Je me sentais minable. Et immense.
Un an que j'étais au sol, à quai. Un an que j'appliquais ma décision : regarder le monde à hauteur de brin d'herbe, tout près des racines.
Et ce bout de femme qui déboule alors, jambes solidement cambrées, jambes que je ne vois même pas puisque donc c'est la poitrine qui me saute aux yeux.
Elle sourit, enfin il me semble. Et je me lève, alors, et je tremble.
Tellement longtemps que je ne me suis pas mis debout. Tellement longtemps que je rampe comme un ver de terre, que les bestioles de toutes sortes en particulier les fourmis et les araignées sont mes voisines les plus proches, que les moutons et les vaches me regardent de haut. Tellement longtemps...
Et Rosa qui débarque et qui m'embarque. Qui me dit, tais-toi. Qui m'ajoute, ne t'inquiète pas.
Ce séjour fut en fait ma rampe de lancement.
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